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La disgrâce de Laharpe en 1794 mit en lumière l’excellent cœur, l’expansive et généreuse nature d’Alexandre. Il se jeta en sanglotant au cou de son ami. Pour se dérober à son étreinte et à ses larmes, celui-ci fut obligé de dire qu’il craignait lui-même d’être compromis par cette manifestation. L’absence ne put interrompre leur correspondance ; mais, par crainte du cabinet noir, Alexandre ne faisait jeter ses lettres à la poste que de l’autre côté de Berlin. « Vous me manquez d’une manière terrible, écrivait-il ; chaque lieu me retrace votre souvenir, la rue Anglaise surtout ; aussi c’est la promenade la plus fréquente que je fais et qui m’attendrit toujours. »

Le caractère de Constantin était fort différent de celui d’Alexandre. « Il me cause souvent du chagrin, écrivait son aîné en 1796 ; il est plus chaud que jamais, très volontaire, et ses volontés ne coïncident pas souvent avec la raison. Le militaire lui tourne la tête, et il est brutal quelquefois avec les soldats de sa compagnie. » On eût pu pressentir dans cet écolier le despotique lieutenant du royaume de Pologne. Les types de Pierre III et de Paul Ier se reproduisaient en lui dans ce qu’ils ont de peu sympathique. Tandis qu’Alexandre, dans ses premières années, s’accusait à Laharpe de paresse, de frivolité, de vanité, c’est l’opiniâtreté, l’entêtement, ce sont les propos grossiers, les maximes brutales, qui reviennent le plus souvent dans les archives de honte de Constantin. « Comme j’étais malhonnête, lui fait-on écrire en 1790, on me reprit en me disant que j’étais un petit garson, ce dont j’étais si ofancé que je répondu fort hardiment que j’étais prince ; mais à peine ai-je fini qu’on a éclaté de rire, et j’ai senti en effet que j’avais dit une grande sottise. » — « À douze ans passés, je ne sais rien, pas même lire. Être grossier, malhonnête, impertinent, voilà à quoi j’aspire. Mon savoir et mon émulation sont dignes d’un tambour d’armée. » Ses théories sur la discipline militaire révoltaient le bon sens et l’humanité de Laharpe. Ils eurent un jour sur l’obéissance passive une discussion qui n’a pas perdu de son intérêt : Constantin, sans qu’on l’en priât, avait émis cette belle maxime, que « tout ce que le commandant ordonne à son subordonné doit être exécuté, fût-ce une atrocité ; » à son avis, « un officier était une pure machine. » Laharpe, pour lui faire honte, l’obligea à déduire par écrit les conséquences nécessaires de ses axiomes : un officier qui ordonnait de faire feu sur les passans devait donc être ponctuellement obéi ; l’officier qui recevait de son commandant l’ordre exprès de commettre une infamie était punissable, s’il osait seulement requérir une explication ou témoigner le moindre doute ; l’instruction, le raisonnement, les sentimens d’honneur et de droiture, étaient choses nuisibles au maintien d’une bonne discipline. Jamais un officier ne doit faire usage de son bon sens et de ses lumières ; moins il aura d’honneur,