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Seulement, comme celle-ci apparaissait plus formidable sur la scène du monde, Catherine II passa bien vite du dédain à la haine. Les sarcasmes de 1782 font place à de virulentes imprécations, comme celle que, dans le cours de ses négociations avec la Suède, elle fulmine contre le directoire :

« Vous pouvez dire aux Suédois, écrivait-elle en 1796, qu’un des symptômes d’aveuglement le plus parfait, c’est cette disposition inconcevable à se laisser leurrer par la rêverie que le soi-disant gouvernement de France puisse être stable. C’est se bercer d’une chimère. L’évidence existe que la horde des brigands régicides ne peut conclure de traité qu’elle puisse tenir. Un parti ne voulant jamais ce que l’autre veut ; ils ne peuvent pas même faire leur propre paix sans signer leur perte. La paix générale ne peut entrer dans leurs calculs ; ils ne la peuvent pas vouloir jamais sérieusement malgré toutes les simagrées pacifiques qu’ils font pour leurrer leur peuple soi-disant souverain, qu’ils tiennent sous la verge de la plus atroce tyrannie. Que deviendraient ces scélérats, ces criminels envers Dieu, leur roi et leur nation, au reflux des armées dans l’intérieur ? »

La haine ne nuit pas ici à la clairvoyance. Toutefois, en attendant l’accomplissement de sa prophétie sur le reflux des armées à l’intérieur, la « horde des brigands régicides » reportait chez les rois coalisés la guerre qu’on avait voulu faire à la liberté. Cette république, contre laquelle Catherine II avait voulu organiser une croisade de têtes couronnées, avait vaincu l’Allemagne, envahi l’Italie, conquis la Hollande, imposé la paix à la Prusse et à l’Espagne, et contre l’obstination autrichienne suscité ce jeune général dont la gloire naissante remplissait déjà l’Europe de rumeurs.

Quel étrange spectacle que celui des dernières années de Catherine II ! On peut le dire, elle se reposait sur ses lauriers. Elle comptait presque autant de victoires que Frédéric II, et possédait plus de puissance réelle. Elle avait commencé la ruine de l’empire turc, démembré la Pologne, réduit au troisième rang des puissances cette même Suède qui avait failli briser l’essor de Pierre le Grand. Elle obligeait l’empereur romain à compter avec elle, faisait du vainqueur de Rosbach son complaisant, étendait son protectorat sur toutes les cours secondaires de l’Allemagne, ne voyait plus de rival digne d’elle que cette odieuse république française. Les trophées des batailles suédoises, polonaises, ottomanes, tapissaient les églises de Saint-Pétersbourg. Une femme réunissait la triple gloire de conquérante, de fondatrice de villes et de législatrice. L’envers, de cette splendeur, c’était la cour avec ses intrigues mesquines, méprisables. C’est l’époque où Catherine a rejeté toute mesure. Dans les amours de sa jeunesse, il y avait du moins l’excuse de la passion, une dé-