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nologiquement très reculée, mais géologiquement très moderne, l’embouchure du Rhône était à Arles, et à la place occupée par le delta de la Camargue un golfe pénétrait dans l’intérieur des terres ; il était limité à l’est par la Crau, à l’ouest par les collines qui s’étendent de Beaucaire à Saint-Gilles. Depuis cette époque, le fleuve, changeant de cours et se promenant pour ainsi dire dans le delta qu’il avait créé, a comblé le golfe, et maintenant il s’avance dans la mer, gagnant continuellement sur elle et dépassant les contours du rivage formé par des terrains plus anciens. Quand on songe que la dispersion des cailloux de la Crau est le dernier événement géologique qui n’appartienne pas à la période moderne, puisqu’il ne se continue pas sous nos yeux, et qu’on suppute le nombre de siècles au-delà desquels remonte l’origine du delta de la Camargue, on est effrayé du laps de temps qui s’est écoulé depuis l’époque de la fonte des glaciers et de la naissance du delta jusqu’à nos jours. D’un autre côté, si l’on porte les yeux sur l’avenir géologique de la terre, on peut prévoir et même déterminer approximativement le siècle où le delta du Rhône, traversant la Méditerranée, rejoindra l’île de Minorque et plus tard la côte d’Afrique, tandis que le delta du Nil atteindra l’île de Chypre et les rivages de l’Asie-Mineure. Les lacs de la Suisse nous offrent en miniature des phénomènes du même genre. Ainsi la Lutschine, en créant l’isthme d’Interlaken, a séparé le lac de Brienz de celui de Thun. La Toccia près de Baveno a isolé le lac de Mergozzo du Lac-Majeur, et le delta de la Maggia, s’avançant dans le même lac près de Locarno, coupera l’extrémité septentrionale et créera un petit bassin qui prendra le nom de Magadino.

L’épaisseur des couches de limon dans la Camargue traduit sous une autre forme la longueur des périodes séculaires pendant lesquelles ce limon, s’accumulant sans cesse, a fini par émerger des profondeurs de la mer. Un puits artésien poussé jusqu’à 100 mètres dans les alluvions de la petite Camargue, près d’Aigues-Mortes, n’a traversé que des marnes, des argiles, quelques minces bancs de cailloux, et n’a pas atteint les roches secondaires ou tertiaires qui forment le fond de la cuvette où les limons se sont déposés. La puissance de ces atterrissemens n’a rien de surprenant lorsqu’on sait quelles masses énormes de limon le Rhône accumule près de ses embouchures. M. l’ingénieur Surell[1] s’est assuré par des mesures directes exécutées à Arles que le Rhône verse annuellement à la mer un volume de 54 milliards 236 millions de mètres cubes d’eau contenant 21 millions de mètres cubes de limon[2],

  1. Mémoire sur l’amélioration des embouchures du Rhône, 1847, p. 17.
  2. 17 millions pour le grand Rhône et 4 millions pour le petit.