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éclairée, reflète dans son petit globe tout un vaste paysage ; voyons donc si nous n’apercevrons pas la miniature du génie littéraire de Mme de Sévigné dans cette goutte d’eau des lettres de Vichy auxquelles nous devons nous tenir. Il n’est pas précisément facile de fixer les caractères de ce génie ; c’est le naturel même, nous dit-on, mais c’est précisément à cause de ce naturel qu’il est fort malaisé de le décrire et le définir. Le style de Mme de Sévigné est d’une très étroite unité, si l’on ne considère que la langue ; mais, s’il s’agit du courant de ce style, il en va tout différemment. Comme elle n’a jamais écrit que selon l’humeur de la journée et sous le coup des changeantes impulsions de la mobile nature, il n’y a pas de style au monde qui ait un cours plus changeant et plus capricieux. Aujourd’hui il s’épanche comme un large fleuve aux eaux lentes ou s’étend comme un lac paisible où se reflètent de beaux tableaux bien complets, demain il va courir en zigzags, en méandres, avec une rapidité fantasque qui ne lui permettra de refléter que des images brisées des choses, après-demain il va se précipiter en gentilles cascatelles gaîment clapotantes et crachant de tous côtés avec malice la pure et fraîche écume de leurs eaux. Tantôt le style à nobles périodes harmoniquement cadencées domine, tantôt c’est le style haché, brisé, pressé, presque haletant, nous oserions presque dire à heurts et à dissonances. Cependant, au milieu de cette mobile diversité, certains caractères persistent invariables. J’ouvre ces lettres de Vichy, et j’y vois que, voulant décrire la faiblesse et l’engourdissement que lui a laissés le rhumatisme, elle écrit : « Une cuiller me paraît la machine du monde. » Plus loin, parlant du régime de la douche, elle dira : « On met d’abord l’alarme partout pour mettre en mouvement tous les esprits, » expression d’une justesse énergique qui rend à merveille l’effet de saisissement du premier jet. Ces deux petits exemples nous suffisent pour nous rappeler que Mme de Sévigné possède au plus haut degré le don qui distingue par excellence les écrivains de race et selon la grâce de la nature, c’est-à-dire le don de l’expression trouvée, inventée, née spontanément, qui éclaire d’une soudaine lumière l’objet qu’elle veut montrer, ou l’attrape au vol avec une agilité infaillible, ou va l’atteindre au fond de la plus ténébreuse obscurité avec une énergie directe, ou le peint avec tant de vie qu’elle le remplace, mieux encore, qu’elle est cet objet même. Je dis que c’est le don qui distingue essentiellement les écrivains selon la grâce de la nature, car c’est le seul qui ne puisse pas s’acquérir. De très grands écrivains ne l’ont jamais eu, et, chose curieuse, c’est parmi ceux de nos écrivains qui sont surtout de très grands peintres que ce don se rencontre le moins fréquemment ; ni Fénelon, ni Buffon, ni Jean-Jacques Rousseau, ni Bernardin de Saint-Pierre, ces deux derniers si grands coloristes, ne le possèdent à au-