Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/91

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du déficit n’était représenté que par de l’avoine, des châtaignes et surtout des pommes de terre.

On se fera aisément une idée de ce que pouvait être le régime alimentaire de nos campagnes quand nous aurons ajouté que ces alimens, d’origines si diverses et de valeur si inégale, étaient eux-mêmes répartis très inégalement sur les divers points de notre territoire. Les campagnes riches, où les cultivateurs aisés abondent, consommaient la plus grande partie du blé disponible. Celles qui venaient ensuite dans l’ordre de la richesse avaient le méteil et le seigle. Le fond de la nourriture était le seigle ou l’orge dans certains pays, — le maïs, le sarrasin, les châtaignes et même l’avoine dans certains autres. Un peu de blé pour la tête de la population, beaucoup de légumes et de pommes de terre pour la masse : voilà quelle était alors la ration des rudes producteurs de blé. On citerait des provinces entières qui ne consommaient pas de froment, sous quelque forme que ce fût, en dehors des villes. La viande faisait partout défaut, sauf celle de porc.

À une époque où le prix du blé ne dépassait pas 13 ou 14 francs l’hectolitre sur les marchés où il avait accès, Mathieu de Dombasle étonna quelque peu ses voisins et ses lecteurs en introduisant à Roville l’usage du pain de blé pour ses domestiques de ferme ; mais sitôt que la récolte fut moins abondante et le prix plus élevé, il cessa de s’approvisionner chez le boulanger du village et revint à la fabrication traditionnelle du pain avec du seigle, de l’orge et de la fécule de pomme de terre. Il raconte à ce propos qu’un très grand nombre de fermiers de la Lorraine, de l’Allemagne et de la Suisse ne prenaient même pas le soin d’extraire la fécule de pomme de terre pour la mêler à la farine de seigle et d’orge, et qu’ils se bornaient simplement à écraser le tubercule. Le pain qui en provenait était si désagréable au goût que l’usage n’en survivait pas à la cause qui l’avait fait naître, c’est-à-dire la cherté des subsistances. Avant l’introduction de la pomme de terre dans les cultures, le régime alimentaire des campagnes était bien autrement déplorable. Les paysans, réduits par la pauvreté à brouter l’herbe, mouraient comme des mouches, suivant l’expression du marquis d’Argenson. On sait aussi que le duc d’Orléans, voulant éclairer le souverain sur le sort de son peuple, porta au conseil un morceau de pain de fougère, et dit en le plaçant sous les yeux du roi : « Sire, voilà de quoi vos sujets se nourrissent. » Ces faits et bien d’autres du même genre autorisent à penser que La Bruyère n’avait point forcé les couleurs en nous peignant sous des traits si lugubres le paysan français du xviie siècle.

Si les choses avaient déjà changé en 1820, le cours du progrès ne s’était pas arrêté jusqu’en 1870. Malgré l’agglomération de la