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fant nos propres cépages sur ces vignes étrangères, dont les racines plus robustes leur fourniraient une base de nutrition permanente ? Quelques indices permettent de l’espérer : telle est par exemple une observation curieuse que j’ai relevée dans l’herbier de l’académie des sciences de Philadelphie. Annexée à un échantillon de vigne d’Europe cueilli au Texas se trouve une note du botaniste Buckley, constatant que ce raisin ne réussit pas sur son propre cep, mais qu’il prospère étant greffé sur le mustang, vigne sauvage de ce pays dont la vigueur est proverbiale, et que je voudrais voir introduire en Europe, parce que je soupçonne qu’il est réfractaire au phylloxéra peut-être autant que le scuppernong. Cette remarque de feu Buckley prouve à la fois la possibilité de cette greffe et les bons effets qu’elle aurait pour la vigne d’Europe. Les exemples du même genre que j’ai vus à Kirkwood, près Saint-Louis, chez M. Gill, portent sur des vignes de Californie, européennes d’origine, greffées sur concord. Les résultats ne sont pas uniformes, — succès pour certains pieds, insuccès pour d’autres ; mais on ne saurait conclure ni pour ni contre avec des expériences peu nombreuses et dont on n’a pu contrôler les conditions. De nouveaux essais sont indispensables pour trancher cette question.

Mais, la greffe sur les vignes américaines échouerait-elle dans le résultat qu’on s’en promet, tout ne serait pas perdu pour cela ; il resterait à les cultiver pour elles-mêmes, pour leurs raisins, pour leurs vins comme pis-aller dans certains cas, avec avantage probablement dans les régions où les cépages n’ont pas la valeur de crus traditionnels et non susceptibles d’être remplacés. Ni le climat, ni le sol, ne sont des obstacles à cette naturalisation des vignes transatlantiques. Qui sait même si l’avenir ne nous réserve pas à cet égard des surprises, et si tel cépage, longtemps méconnu dans les forêts du Nouveau-Monde, ne fera pas, sur le vieux sol de l’Europe, souche de nobles et vigoureux descendans ? Gardons-nous d’assigner en ce sens à la nature, à l’art, les bornes étroites de nos goûts ou de nos intérêts du moment. L’apparition de l’oïdium, qui menaça de ruiner nos vignes, a marqué le grand essor de la richesse vinicole du midi : le phylloxéra, si redoutable aujourd’hui, sèmera les ruines sur son passage ; mais, s’il nous pousse aux grands travaux de canalisation, s’il rend au bétail un peu de l’espace envahi par le vignoble, s’il nous oblige à varier les élémens de notre culture favorite, peut-être verra-t-on dans ce fléau un de ces agens mystérieux du progrès qui secouent la routine de l’homme, et l’amènent à marcher par la lutte à la conquête du monde.


J.-E. Planchon.