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faites. Celle que nous avons sous les yeux semble devoir être la dernière, car on ne voit pas ce qu’on y pourrait ajouter ; il n’est guère possible d’y désirer rien de plus, et l’on sort de cette lecture avec ce contentement d’esprit que laissent les œuvres achevées.

Le texte d’abord a reçu de grandes améliorations, ce qui était fort souhaitable et ne paraissait pas très facile. Jusqu’à M. de Wailly, on se servait presque uniquement pour l’établir d’un manuscrit important, postérieur à peine d’un demi-siècle à l’époque où le sénéchal de Champagne écrivit l’histoire de son maître. Il semblait que ce manuscrit, qui était si ancien, si rapproché du temps de Joinville, devait reproduire non-seulement la pensée, mais le style et les expressions mêmes de l’auteur. Il n’en était rien pourtant : en cinquante ans, la langue s’était modifiée ; pour être mieux compris et plus goûté, l’ouvrage du pieux ami de saint Louis avait dû subir beaucoup de ces altérations de détails, qui, prises isolément, ne sont pas graves, mais finissent par dénaturer tout à fait l’ensemble. Partout on l’avait poli et mis à la mode du jour. Le mal était grand, M. de Wailly n’a pas pensé qu’il fût sans remède. Il s’est souvenu que souvent les mauvaises copies permettent de corriger la bonne, et il a consulté deux manuscrits plus récens auxquels on n’avait pas encore attaché assez d’importance. Les gens qui en 1350 transcrivaient le texte de Joinville le comprenaient encore ; lorsqu’ils trouvaient un mot ou un tour de phrase qui ne s’employait plus de leur temps, ils le modifiaient sans en altérer le sens. Au contraire, quand au XVIe siècle on copia l’histoire de saint Louis par l’ordre d’Antoinette de Bourbon, duchesse de Guise, l’intelligence de cette vieille langue s’était fort obscurcie. Les copistes rencontraient à chaque pas des expressions qu’ils interprétaient mal ou qu’ils paraphrasaient, faute de pouvoir les comprendre. Ces contre-sens nous rendent un grand service en nous mettant sur la voie du texte véritable. M. de Wailly en cite beaucoup d’exemples curieux ; j’en veux reproduire un ou deux pour faire connaître quelle est sa méthode ordinaire et par quelles déductions ingénieuses il parvient à retrouver les termes et le style de son auteur.

Au début du manuscrit du XIVe siècle, on lit ces mots : « à son bon seigneur Looys, Jehan, sire de Joinville, son séneschal de Champaigne. » Rien n’est plus simple et plus clair, c’est presque la langue dont nous nous servons. Cependant il est très douteux que Joinville se soit tout à fait exprimé ainsi ; on parlait autrement de son temps. Dans cette langue tout imprégnée de latin, l’adjectif possessif, quand il était sujet, se disait non pas mon, ton, son, mais mes, tes, ses (meus, tuus, suus). Il devait donc y avoir dans le texte primitif « ses sénéchaux ; » on n’en doute pas quand on lit dans les copies du XVIe siècle : « Jehan, sire de Joinville, des sénéchaux de Champaigne, » ce qui ne signifie rien, mais