Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 2.djvu/111

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

différentes pour y arriver, si bien que, comme on dit Cumes sur la mer d’Ionie, et Cumes sur la mer Tyrrhène, elle fait qu’on dit Tendre sur Inclination, — Tendre sur Reconnaissance, et Tendre sur Estime. » Ces trois belles villes ne sont que les premières étapes du voyage. On passe ensuite, pour arriver à Grand-Esprit, par les villages de Jolis-Vers, de Billet-Galant et de Billet-Doux ; on va de là à Sincérité, de Sincérité à Petits-Soins et autres localités du même genre, mais il faut toujours avoir soin d’éviter les villages qui sont à la gauche, car on arriverait à Tiédeur et l’on courrait grand risque de se noyer dans le Lac d’indifférence, « qui par ses eaux tranquilles représente fort bien la chose dont il porte le nom. » Clélie termine son excursion en informant le lecteur qu’elle n’a jamais dépassé Tendre sur Estime, parce qu’elle sait que la Rivière d’inclination se jette dans une mer que l’on appelle la Mer-Dangereuse, où beaucoup de gens, hommes ou femmes, se sont noyés.

Mlle de Scudéry, qui trouvait dans sa laideur la sauvegarde de sa vertu, et qui ne fut aimée que de Fouquet, encore plus laid qu’elle[1], se proposait sans doute, comme Pétrarque l’a fait dans ses Triomphes, de ramener l’amour au Temple de Chasteté; mais ce n’étaient point les bretteurs et les aventuriers de la fronde qu’elle pouvait retenir sur les grèves glissantes de la Mer-Dangereuse, et l’une de ses plus belles lectrices s’est chargée de le lui dire dans ce joli quatrain :

Où peut-on trouver des amans
Qui nous soient à jamais fidèles?
Je n’en sais que dans vos romans
Et dans les nids des tourterelles.

Malgré leurs dix volumes, le Grand Cyrus et Clélie avaient eu dix éditions. Les imitateurs, affriandés par ce succès, s’empressèrent d’exploiter la même veine ; la vierge du Marais avait tracé la carte du pays de Tendre ; l’abbé d’Aubignac publia la Relation du royaume de Coquetterie. La question de savoir à qui appartenait l’idée première de ces belles allégories, comme on les appelait alors, mit en révolution la république des lettres. La Calprenède consacra dix-huit ans et dix volumes à Cassandre, dix volumes à Cléopâtre, sept volumes à Faramond ; l’abbé de Boisrobert dédia à Fouquet les Nouvelles héroïques et amoureuses, et le Normand Desfontaines essaya de faire concurrence à la vertueuse Clélie par

  1. « Je ne sais, dit Furetière, si l’amour fit d’une flèche deux coups, ou si Polymathie (Mlle de Scudéry) fut touchée des pointes poétiques que son amant (Fouquet) lui décocha, tant il y a qu’elle eut pour lui un amour réciproque, et elle fit judicieusement de ne pas laisser échapper cette occasion, car elle aurait eu de la peine à la rattraper. »