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la fille la plus studieuse et la plus insensible de son temps. Il la vise au cœur, et les flèches s’émoussent encore. Il ne savait plus de quelles pointes les armer, lorsque l’idée lui vint d’en garnir une de la lame du canif avec lequel Polymathie taillait ses plumes pour écrire ses romans. On voit qu’il s’agit ici de Madeleine de Scudéry. Cette fois le trait porta juste, et depuis ce moment Cupidon eut à faire un rude service. « Il n’avait pas sitôt porté quelque poulet dans la ville, qu’il fallait reporter des stances, et pendant le temps qu’il employait à ce message un madrigal se trouvait fait qu’il fallait encore porter tout frais éclos. » La fatigue était grande, la cuisine était maigre. Cupidon chercha un autre emploi, il entra chez Archélaïde, qui lui confia la haute mission de porter les queues de ses robes; mais Archélaïde recevait si nombreuse compagnie qu’il avait presque épuisé son carquois contre les visiteurs, et, comme il trouvait cette fois la victoire trop facile, il résolut de tenter quelque entreprise plus glorieuse, et fut s’offrir chez Poléone, jeune et belle marchande, citée dans son quartier pour sa vertu ombrageuse et sauvage. Quelques flèches furent d’abord tirées sans succès, parce que Poléone ne s’occupait que de son commerce et de sa caisse. Comment blesser ce cœur bourgeois, tout entier aux soucis de l’achat et de la vente? — Si je prenais une flèche à pointe d’argent, dit Cupidon, elle entrerait peut-être mieux. — Le moyen lui sourit, et il en use. Cette fois Poléone est percée de part en part. Les cliens, qui jusqu’alors n’avaient acheté que la marchandise, vinrent en foule acheter la marchande. « C’est ainsi qu’en souvenir de la flèche de Poléone l’amour mercenaire est devenu à la mode depuis la duchesse jusqu’à la soubrette, de sorte que l’on a pu appliquer aux dames le proverbe inventé autrefois pour les Suisses : « point d’argent, point de femmes. » Pendant ce temps, Vénus, qui était bonne mère, s’ennuyait fort de l’absence de son fils; un beau matin, elle alla dans son colombier « prendre deux pigeons de carrosse, » elle fit atteler et se mit à la recherche de son cher enfant, qu’elle trouva installé dans la grande ville, c’est-à-dire dans Paris. Après une verte réprimande, elle l’embrassa, et lui fit promettre de ne plus se servir de flèches d’argent; il le promit, et l’on sait comment il a tenu parole.

La satire littéraire marche de front dans le Roman bourgeois avec la satire des mœurs. Comme Molière et Boileau, Furetière est sans pitié pour les pédans. Le catalogue de la fantastique bibliothèque du savant Mythophilacte lui fournit un cadre heureux pour bafouer les interminables poèmes ou romans qui « s’allongent en autant de volumes que les libraires veulent bien en payer. » Il fabrique pour eux des titres imaginaires : la Vis satis fin ou le roman perpétuel,