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Ici se rencontre un des contrastes que l’on retrouve partout en Russie; ici surtout se fait sentir cette réforme de Pierre le Grand qui a coupé la nation en deux. Nulle part en Europe la religion n’a une telle influence, nulle part elle n’en a si peu. Des classes presque entières semblent en dehors d’elle, et sur le gros de la nation elle exerce un pouvoir qui paraît presque absolu. Cette opposition explique comment en Russie l’importance du culte est jugée d’une manière si diverse. Pour le peuple, il ne saurait y avoir de doute, la religion y donne une incontestable preuve de vie, la fécondité; elle y enfante encore des sectes dont le nombre même est difficile à fixer. Tandis que depuis Pierre le Grand les classes dirigeantes sont, comme les nôtres, entrées dans la crise de scepticisme dont l’issue est un des plus redoutables problèmes du monde moderne, le peuple semble n’avoir pas encore franchi ce degré de civilisation où toutes les conceptions prennent spontanément une forme religieuse. Chez les classes qui lui demeurent soumises, la foi n’a pas le même caractère que dans les campagnes les plus chrétiennes de l’Occident. S’il est toujours religieux, le paysan russe n’est pas toujours chrétien, ou ne l’est pas uniquement. En dehors même de ces tribus d’origine finnoise ou tatare qui n’ont de chrétien que leur inscription sur les registres de l’église, le christianisme, dans une grande partie de la Russie, ne paraît pas avoir pénétré aussi profondément qu’en Europe et aussi complètement triomphé de ses prédécesseurs. Ce ne sont pas seulement les rites du paganisme que le paysan a souvent conservés, ce sont ses croyances, c’est, sous une enveloppe chrétienne, l’esprit même du polythéisme. Peu de peuples ont plus aisément que les Russes accepté l’Évangile; mais par la faute du climat, de la race ou plutôt du manque de préparation historique, cette conversion, au moins parmi les colons d’où sont sortis les Grands-Russes, semble avoir été plus superficielle que nulle part en Occident. Il en résulte qu’on trouve superposées et parfois juxtaposées dans les mêmes classes, presque dans le même individu, trois conceptions ou trois états religieux correspondant chez la plupart des autres peuples à trois phases consécutives de la civilisation, — le paganisme, le christianisme, le scepticisme. Entre le paganisme grossier des uns et le scepticisme raffiné des autres, il semble qu’il reste en Russie peu de place pour la foi chrétienne, et qu’elle n’y garde qu’un rôle extérieur. Il est loin d’en être ainsi. Si le christianisme n’a pu toujours atteindre le fond obscur de la conscience populaire, s’il n’en a pas encore pu déloger entièrement l’esprit de superstition païenne, il n’y a pas pourtant inutilement travaillé pendant des siècles. Il est encore en Occident- des campagnes où se rencontrent de ces vestiges inconsciens du