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M. Victor Hugo a voulu refaire cette grande scène à sa manière. Il a conduit Danton, Robespierre et Marat dans le cabaret de la rue du Paon. Le chapitre est intitulé Minos, Éaque et Rhadamante. Les trois juges d’enfer sont attablés dans une arrière-salle; il y a devant Danton un verre et une bouteille de vin, devant Marat une tasse de café, devant Robespierre des papiers. Sous leurs yeux est étalée une carte de France. Que font-ils là tous les trois? Ils cherchent l’ennemi de la république; ils sont d’accord pour l’écraser, seulement ils disputent sur la question de savoir où il est. L’ennemi, dit Robespierre, est sur la frontière de l’est; c’est la Prusse, c’est l’Allemagne, c’est l’Europe. Non, reprend Danton, la grande urgence est ailleurs; l’ennemi est en Vendée, avec les Anglais par derrière. Il est partout, s’écrie Marat. Ce dissentiment n’est qu’un prétexte pour faire éclater les trois caractères, pour faire grimacer et siffler les trois têtes monstrueuses. Certes les traits énergiques ne manquent pas à cette peinture; il y a même par instans une terrible impartialité. Que l’auteur l’ait voulu ou non, le lecteur retrouve dans ces portraits noirs de leur ressemblance, comme dit André Chénier, l’hypocrisie de Robespierre, la corruption et la violence de Danton, l’infamie de Marat. Voulez-vous savoir comment finit l’entretien? C’est Marat qui a le dernier mot : « Danton, prends garde. Ah! tu hausses les épaules. Quelquefois hausser les épaules fait tomber la tête. Danton, je te le dis, ta grosse voix, ta cravate lâche, tes bottes molles, tes petits soupers, tes grandes poches, cela regarde Louisette (Louisette était le nom d’amitié que Marat donnait à la guillotine). Il poursuivit : Et quant à toi, Robespierre, tu es un modéré, mais cela ne te servira de rien. Va, poudre-toi, coiffe-toi, brosse-toi, fais le faraud, aie du linge, sois pincé, frisé, calamistré, tu n’en iras pas moins place de Grève; lis la déclaration de Brunswick; tu n’en seras pas moins traité comme le régicide Damiens, et tu es tiré à quatre épingles en attendant que tu sois tiré à quatre chevaux. — Écho de Coblentz! dit Robespierre entre ses dents. — Robespierre, je ne suis l’écho de rien, je suis le cri de tout. Ah! vous êtes jeunes, vous. Quel âge as-tu, Danton? Trente-quatre ans. Quel âge as-tu, Robespierre? Trente-trois ans. Eh bien! moi, j’ai toujours vécu, je suis la vieille souffrance humaine, j’ai six mille ans. — C’est vrai, répliqua Danton, depuis six mille ans Caïn s’est conservé dans la haine comme le crapaud dans la pierre, le bloc se casse, Caïn saute parmi les hommes, et c’est Marat. — Danton! cria Marat, et une lueur livide apparut dans ses yeux. — Eh bien! quoi? dit Danton. — Ainsi parlaient ces trois hommes formidables.» Oui, formidables assurément, mais dépouillés ici de l’auréole des légendes menteuses. L’auteur a beau ajouter : Querelle de ton-