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patron. Autrement on ne saurait pas, ou on ne croirait pas qu’il était ton meilleur ami avant d’être le nôtre, et il ne pourrait venir nous voir tous les jours sans qu’on prétendît bientôt qu’il épouse ou protége ta sœur.

IV.

Je trouvais très dur d’être éloigné de Jeanne une partie de la journée ; mais je me soumis. J’eus une délicieuse installation au chalet. Je fus forcé de reprendre mes magnifiques honoraires, et mon patron fut plus aimable, plus affectueux qu’il ne l’avait jamais été. Je me repris à l’aimer comme autrefois. Et pourtant je souffrais du changement de mes douces habitudes de famille. Nous allions chez moi tous les jours pendant quelques heures ; mais je n’étais plus jamais seul avec Jeanne, et son affection pour moi était tellement partagée que je commençai vite à trouver ma part trop petite. Je n’en fis rien paraître. Elle adorait son père, elle m’eût peut-être haï d’en être jaloux.

J’essayai de me distraire. Je m’éloignais de temps en temps sous prétexte d’excursions de naturaliste ; je n’accompagnais pas toujours M. Brudnel chez nous. Mes efforts ne servirent qu’à me rendre plus triste et plus porté à l’amertume.

L’été s’écoula ainsi, et je me sentis, non pas malade, mais inquiet et nerveux. Le sommeil et l’appétit disparaissaient insensiblement. Un soir que M. Brudnel était allé rendre à ma mère sa visite quotidienne et que, sous prétexte de travail, j’avais refusé de le suivre, il me prit un grand dépit contre moi-même, et je voulus vaincre mon découragement. Je partis à pied et arrivai vite à la petite porte de notre jardin ; mais là je me sentis tout à coup si faible que j’eus à peine le temps d’entrer et de me jeter sur le gazon pour ne pas m’évanouir. Décidément je dépérissais. Je restais là baigné d’une sueur froide, lorsque j’entendis M. Brudnel passer devant les buissons avec ma mère et s’asseoir sur le banc à deux pas de moi. Je n’avais pas repris la force de me lever. Je ne voulais pas effrayer ma mère, je restai immobile.

— Il faut en finir, disait M. Brudnel, l’épreuve est plus que suffisante. Il l’aime à en être déjà malade, il l’aimerait jusqu’à mourir, si la situation se prolongeait. Il est jaloux de moi, le pauvre cher enfant, et c’est tout simple ; il faut les marier !

— Vous savez mes scrupules, répondit ma mère. La grande fortune que vous avez assurée à Jeanne… Nous sommes des gens de rien, mon fils et moi. Je n’ai pas ces scrupules vis-à-vis de vous qui me connaissez ; mais Laurent les aura, j’en suis sûre…