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le Turc et ses alliés hérétiques, les Anglais, ou schismatiques, les Français. L’empereur et les évêques l’appelaient à défendre « cette terre bénie où saint Vladimir reçut l’eau du baptême. » Il y marchait « le fer à la main et la croix dans le cœur, » suivant l’expression du tsar Nicolas. L’image miraculeuse de saint Serge, envoyée par le monastère de Troïtsa, lui montrait le chemin. Malgré l’irritation croissante que soulevait dans les masses rurales le maintien du servage, on peut tenir le tableau suivant pour plus exact que nos caricatures : « De l’autre côté de Mélétopol, dans la plaine déserte, au lever du jour, dans un demi-sommeil, j’entendis tout à coup les chants de la prière matinale, et sur un côté de la route j’entrevis une troupe d’hommes. La prière était finie, le tambour battit, les hommes se mirent en rang et entonnèrent une chanson russe. C’étaient des gens de la milice d’Orel en route sur Sébastopol. L’aspect de ces soldats produisait la plus favorable et la plus rassurante impression. Leurs vêtemens, leurs barbes, leurs façons, leur démarche, annonçaient des conscrits; mais avec leur liberté d’allure et de mouvemens ils présentaient le véritable tableau du peuple russe se levant en masse contre l’invasion étrangère. Je rencontrai dès lors à chaque instant de ces détachemens. Tous marchaient bravement, gaîment, évidemment résolus à sacrifier leurs os pour la défense de la patrie. Là se révélait une force plus puissante que toutes les landwehrs du monde. »

Quand on approchait non pas même encore de la forteresse, mais seulement de Simphéropol, on entendait de sourdes et lointaines détonations. C’était le retentissement de cette grande forge enflammée où pendant onze mois rebondit sur la dure enclume russe le lourd marteau d’Occident. Simphéropol était comme un vaste hôpital; ses rues étaient encombrées de convois funèbres. Pour celui qui arrivait de l’intérieur, c’était déjà la guerre avec ses horreurs; pour celui qui venait s’y guérir, y respirer un peu au sortir du brasier de Sébastopol, Simphéropol c’était déjà presque la paix. Le nouveau-venu, oppressé par une émotion inconnue, y rencontrait, insoucians et endurcis, les officiers qui avaient quitté un moment leur poste de Malakof et du quatrième bastion, et qui venaient faire leurs emplettes dans les bazars. Si le voyageur visitait les hauteurs d’Inkerman ou du côté nord, un spectacle inoui, merveilleux, la nuit surtout, éclatait à ses yeux : le panorama embrasé de Sébastopol. « Ronflement du canon, pétillement de la fusillade, cris, hourrahs, raies lumineuses des bombes et des grenades qui se croisent dans les airs, tous les bruits de la lutte confondus en un seul tumulte, plein d’épouvante et de mystère, voilà Sébastopol. C’est un enfer! tel est le cri qui involontairement vous échappait. Ce