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et aux Russes, les uns plus agiles, les autres plus robustes. Si les zouaves organisaient volontiers « un déjeuner à la fourchette, » les fantassins moscovites, au dire de leurs officiers, « étaient friands du travail à la baïonnette. » Dans leurs récits militaires, ces mots reviennent souvent : « l’invincible baïonnette russe, la terrible baïonnette russe. » Sur le champ de bataille de l’Alma, elle n’avait produit qu’un effet médiocre : les bataillons ennemis avaient beau se précipiter sur nous en colonnes serrées, les zouaves et les chasseurs s’ouvraient prestement devant cette poussée qu’on eût crue irrésistible, et, éparpillés sur les flancs de l’adversaire, le décimaient de leur alerte fusillade. La petite guerre du siège, l’exemple des Français, les leçons de leurs camarades qui avaient vu le Caucase, ne tardèrent pas à « dégourdir » les assiégés. C’était la routine des vieux officiers de caserne, les traditions de l’ancienne école prussienne, qui avaient fait du paysan russe un automate sanglé dans ses buffleteries; dans cette école buissonnière du siège, la souplesse originelle de la race slave reprit ses droits. Ces grands gaillards bien découplés firent honorablement leur partie dans cette guerre d’Afrique que nous avions transportée sous les murs de Sébastopol.

Après une algarade sur les tranchées alliées, la retraite n’était pas une opération sans danger. Déjà les réserves anglaises couronnaient les parapets et dirigeaient, un peu au hasard, une fusillade bien nourrie. On eût dit parfois un formidable roulement de tambour éclatant dans la nuit. Quant au sifflement des balles, « j’ai cherché longtemps, nous dit le commandant Zaroubaef, quel bruit me rappelait leur vol en essaims épais : j’ai trouvé que cela ressemblait au bruit d’une rivière ou d’un torrent qui coulerait au-dessus de votre tête. » D’autres fois les Russes se bornaient à épier les travaux des alliés; on tendait l’oreille, surtout si l’on percevait des coups de pioche. Alors on faisait un signal aux batteries russes, qui envoyaient sur le point suspect d’abord des pots à feu, puis des volées de mitraille qu’on entendait sonner et ricocher sur les pelles de fer. Dans cette vie d’aventures, on devenait dur aux autres et à soi-même. « Nos braves volontaires de Sébastopol, dit le capitaine d’état-major Akouliévitch, n’aimaient pas à faire des prisonniers; s’ils épargnaient les Français, ils expédiaient les Turcs sans miséricorde. » En pareille occurrence, les blessés sont un autre embarras. « Aussi, continue Zaroubaef, nous faisions tous nos efforts pour empêcher nos blessés de crier et même de se plaindre; souvent à de pauvres mutilés nous faisions honte de leurs cris. Ceux qui n’ont pas été dans ces alarmes nous accuseront d’inhumanité; mais que l’on songe à l’impression produite sur leurs camarades par les cris des blessés : sans ces cris, surtout la nuit, ils ne s’apercevraient pas de l’accident. Il faut ajouter que dans les derniers temps, l’ennemi étant si