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elles séjournent peu sur le champ de carnage. Celle qui est vaincue abandonne ses morts et ses blessés; la victorieuse ne laisse qu’une de ses divisions chargée de faire le sinistre ménage de la bataille. Toutes deux se dérobent ainsi au spectacle de cette terre qu’elles ont ensanglantée, et dont elles n’ont fait qu’entrevoir les épouvantes à travers les fumées de la bataille et les ardeurs de l’action. Ici, on resta onze mois sur le terrain disputé. Le soldat revoyait sans cesse les lieux où étaient tombés ses camarades. Longtemps il avait le spectacle de ses morts; il pouvait assister à l’agonie de ses blessés, qui expiraient sans secours. Pendant les nuits de bombardement, les Russes n’avaient guère le temps d’enlever les cadavres qui encombraient leurs batteries. « A l’angle de chaque bastion, il y avait des images devant lesquelles brûlaient nuit et jour quantité de cierges. C’est là qu’on apportait tous ceux qui avaient été tués pendant la nuit; on les couchait à terre en un rang, et à chaque mort les soldats plaçaient un cierge allumé entre les mains. Les corps restaient là jusqu’au matin, où arrivaient les fourgons pour les prendre; mais souvent les voitures funèbres étaient éventrées par un projectile et répandaient leur chargement sur le pavé. Un sous-officier, — on l’avait surnommé Charon, — venait les recevoir au rivage et leur faisait passer la rade en barcasse. Sur l’autre bord, les attendaient les charrettes tatares, les arabas aux essieux non graissés, qui avec un grincement plaintif et lugubre les conduisaient au cimetière. Au commencement, on faisait les enterremens des officiers en musique. Les sons de la marche funèbre s’entendaient du matin jusqu’à la nuit noire. On ne tarda pas à supprimer cette musique, qui nous arrachait l’âme. Chaque samedi et dimanche, un prêtre venait célébrer au bastion messe et vêpres. On nettoyait, on sablait la place où les morts avaient été couchés; mais lorsque, pendant la liturgie, on se mettait à genoux, l’odeur cadavérique vous montait aux narines. »

Le 7 juin, à la prise des Ouvrages-Blancs, le 18, à l’assaut manqué de Malakof, il y eut bien des victimes. Après la première journée, les morts et les blessés des Russes étaient mêlés à ceux des Français; après la seconde, il n’y eut que des Français. Jonchés de fantassins, de zouaves et de chasseurs à pied, les glacis de Malakof semblaient « un grand champ où les pavots auraient été mêlés aux bluets. » — « Les blessés français, raconte le colonel Plouchtchinski, nous tendaient les bras d’un air suppliant; ils mouraient de soif. Plus d’un cœur de soldat russe brûlait de porter secours à ses ennemis de tout à l’heure, maintenant pauvres êtres inoffensifs; mais le danger d’exposer soi-même et les siens au feu de l’ennemi modéra cet élan. Beaucoup des nôtres faisaient signe aux blessés