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la retraite. Un jour, on imagina de leur envoyer le moine-prêtre Jeanine, qui se jeta dans la mêlée un crucifix à la main. Il ne parvint qu’à grand’peine à les ramener; encore reçut-il lui-même deux blessures légères, et la partie supérieure de la croix fut emportée.

Il y avait d’humbles corvées militaires qui présentaient souvent plus de dangers que la bataille. « Que de fois, raconte Rosine, en me rendant aux fortifications, il m’arriva de rencontrer les équipages qui apportaient aux bastions l’eau, la poudre et les projectiles! Habitué au spectacle de la mort, ces convois me semblaient plus effrayans que la mort même. Ces hommes du train étaient vraiment des héros. Il fallait voir avec quelle adresse, quel dévoûment ils venaient au secours les uns des autres lorsque, effrayés par les bombes, les chevaux s’abattaient, se cabraient, se jetaient de côté, brisant les roues et les essieux. Avec une incroyable dextérité, ces convoyeurs calmaient les animaux effarouchés, coupaient les traits d’attelage, relevaient les voitures renversées; avec la même insoucieuse prévoyance, on les voyait sauter sur les tonneaux de poudre qui menaçaient de faire explosion à la première grenade qui tomberait sur eux. »

Le soldat russe a toujours été religieux. Or il ne faut pas méconnaître la puissance morale de la religion orthodoxe[1]. On l’accuse d’attacher une trop grande importance aux pratiques extérieures; elle n’en inspire pas moins à ses adhérens assez de confiance en un monde supérieur pour leur faire supporter sans trouble les plus redoutables épreuves de l’existence. Nous avons vu que chaque bastion avait son icône : celle du Sauveur, à l’angle saillant du bastion du Mât, était célèbre dans toute l’armée et dans toute la Russie; placée au point en apparence le plus exposé de l’enceinte, les projectiles et les éclats de bombe l’avaient respectée. Beaucoup d’officiers sont de vrais croyans. Après le récit d’un succès, ils ne manquent pas d’en faire hommage « à la mère de Dieu et aux saints qui intercèdent pour la terre russe. » Plusieurs ont été sauvés par une icône, présent de leur mère ou de leur marraine, qu’ils portaient sur la poitrine. Voici un récit où le surnaturel ne fait pas défaut : « J’étais couché depuis une demi-heure dans le blindage, lorsque tout à coup, à ma gauche, là où se trouvait l’icône de la marine devant laquelle brûlait une lampe, j’entends une voix qui m’appelle par mon nom . Je me lève, je vais de ce côté, je n’y vois que des marins endormis sur leur lit. Au même instant, à l’endroit précis où j’étais couché tout à l’heure, tombe une bombe de 200 kilogrammes; elle fait explosion, brise la porte du blindage et tue plusieurs marins. Ainsi donc une force incompréhensible m’avait écarté de l’endroit

  1. Voyez, dans la Revue du 1er mars, l’Église russe, par M. A. Leroy-Beaulieu.