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mai pour entreprendre une promenade en barque. A Bréhat, où la végétation est toujours précoce, les touffes épaisses du burlety cette plante grasse qui s’attache en capricieuses guirlandes aux toits de chaume et aux vieilles murailles, se préparaient à fleurir, et les mousses renouvelées verdissaient le rocher lui-même. Étendu dans la barque qui glissait sur la mer, figée pour ainsi dire en un miroir d’or poli où se reflétaient les masses perpendiculaires de granit comme autant de citadelles isolées, j’éprouvais ce sentiment de bien-être qu’apporte le printemps et que le moindre brin d’herbe doit avoir en commun avec nous; la vie semble facile et bonne, on la subit passivement, délivré de toute inquiétude, de toute pensée étrangère. Un bruit lugubre me réveilla tout à coup. C’étaient les vêpres des morts lamentablement psalmodiées d’une voix pleine de sanglots qui ne pouvait partir d’aucune église; elle s’élevait de la mer, s’éteignant par intervalles, perdue dans la distance, puis éclatait, portée par le vent, avec une nouvelle et sauvage énergie; on eût dit des plaintes d’âmes en peine. J’interrogeai mon matelot, brave garçon qui répondait à un nom épique digne de la Table-Ronde, Tanguy. Il m’apprit l’édifiante transformation du violoneux. — Ce sont des idées qui ne viendraient jamais à un marin, ajouta-t-il. On a grand tort de rester toute sa vie arrimé au même cap. L’ennui vous assote. Je sais bien qu’il a eu des chagrins. Qui n’en a pas? Il faut laisser pleurer les femmes et prendre son parti. Allez! ce qu’il regrette le plus, c’est son violon. Il l’aimait comme j’aime mon bateau; mais, si je perdais mon bateau, ce n’est pas le jeûne qui me consolerait. Ce pauvre Job ne vit que du lait de ses vaches et du pain que lui apportent, quand la mer le permet, les petits chevriers qui viennent faire brouter leurs bêtes à Lavret.

Tout en parlant, il ramait, nous approchions de l’île, et la voix de son unique habitant résonnait plus distincte à mes oreilles. Il venait d’entonner sur un rhythme étrange le vieux chant trégorois, contemporain dit-on, de Merlin l’enchanteur :

Pa guz ann heol, pa goenv ar mor,...

« Quand le soleil se couche, quand la mer s’enfle, je chante sur le
seuil de ma porte.
« Quand j’étais jeune, je chantais; devenu vieux, je chante encore.
« Je chante la nuit, je chante le jour, et je suis chagrin pourtant.
« Si j’ai la tête baissée, si je suis chagrin, ce n’est pas sans motif.
« Ce n’est pas que j’aie peur, je n’ai pas peur d’être tué;
« Ce n’est pas que j’aie peur, assez longtemps j’ai vécu.
« Peu importe ce qui arrivera, ce qui doit être sera.
« Il faut que tous meurent trois fois avant de se reposer enfin. »