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avait de quoi vraiment, dit-on plus tard dans le bourg. Tout à l’heure seule au monde, déshonorée, pauvre, sans refuge, rencontrer à la fois la réhabilitation, l’aisance, un mari !.. Non, ce n’était pas cela, et le guetteur le vit bien, tout ignorant qu’il fût des choses du cœur ; Job le vit mieux encore. Sur un point, les méchans avaient eu raison ; rarement la méchanceté se trompe tout à fait. À son insu peut-être, mais depuis longtemps, Jeannie aimait le violoneux.


Le recteur n’eut pas le chagrin de bénir leur mariage, il périt presqu’à la veille du jour fixé en travaillant avec la vigueur d’un matelot et le zèle d’un apôtre au sauvetage de la Rose-Marie, qui se perdit, comme on sait, en vue du Pan. Peut-être mon pauvre ami Belle-Langue n’eût-il pas entrepris ce sauvetage, le jugeant impraticable, si M. Clech n’eût donné un exemple héroïque. Le canot ne revint point, c’était prévu d’avance ; du moins l’absolution fut-elle portée aux trois matelots et au mousse qui montaient la Rose-Marie. Le pasteur donna sa vie pour le troupeau qu’il avait si rudement conduit par les plus âpres chemins, et son martyre consacra des enseignemens que Bréhat se rappelle encore avec vénération. De fait, M. Clech n’a pas été remplacé ; son successeur, un jeune citadin, susceptible de prendre le mal de mer et incapable de prêcher en breton, n’est nullement populaire ; on le traite de « poule, » d’autant qu’il ne voit pas grand mal aux danses du dimanche, qu’il invite à dîner le maître d’école, et que souvent le soir il s’arrête, comme moi, sous la treille de Job Sainquer pour entendre un air de violon. Un violon neuf, est-il besoin de le dire ? a pris la place de l’ancien sur le manteau de la grande cheminée, théâtre d’un auto-da-fé lamentable. Du reste. Job n’en joue plus guère que pour sa femme et ses enfans,… ses enfans, car la petite Reinette a un frère auquel on trouve les yeux bleus de Maharit.

Une influence aussi douce qu’irrésistible fixe et fortifie tous les jours ce que le caractère de Job avait de faible, d’inconstant, de passionné. Que désirerait-il maintenant ? L’idéal dont ce pauvre barde campagnard n’a jamais su le nom, mais qu’il avait poursuivi jusque sur son rocher de torture, s’est donné à lui, il le possède. La petite maison de la Corderie est remplie de chansons comme par le passé, elle est la plus riante, la plus hospitalière de tout Bréhat. Chacun a quelque bonne raison d’aimer les Sainquer. Personne ne se souvient plus de l’ermite de Lavret ni de Jeannie Kerlanou, personne, sauf eux-mêmes, qui n’oublient ni l’un ni l’autre qu’il suffit d’unir deux infortunes dans un esprit d’amour et de dévoûment pour en faire du bonheur.


TH. BENTZON.