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femmes, toutes ses rivales à divers titres, toutes de la maison et détestant en elle l’étrangère : Scribonia, l’épouse dépossédée, Julie sa fille, que le veuvage rapprochait de sa mère contre la marâtre, Octavie, que l’affection avait élevée au rang même de l’impératrice et au partage des honneurs suprêmes, Octavie, dont le désespoir jaloux ne pardonnait pas à la femme d’Auguste d’avoir deux fils pleins de force et d’éclat, tandis que son Marcellus à elle n’était plus! « Elle détestait toutes les mères, dit Sénèque, et par-dessus toutes abhorrait Livie, qui lui semblait avoir pris pour ses fils le bonheur qu’elle s’était promis. » Marcellus dura peu, et sa prompte fin s’explique aisément. L’époux n’était point de complexion à supporter l’épouse; livré en pâture aux premiers feux d’une Julie, le délicat et fragile enfant n’eut même pas le temps de se reconnaître. On le voit plier, s’affaisser. Laissons dormir les poisons de Livie, nous en retrouverons la trace ailleurs, et ne parlons ici que des brûlans triomphes de Lucine et de la consomption qui en résulte.

Marcellus mort, pleuré, chanté, Julie redevenait un embarras. « J’ai deux filles, disait Auguste, qui me sont un égal tourment, ma Julie et la république romaine. » Le père ne se séparait pas du politique, et ce fut le grand mal. Il y perdit la joie du foyer, spéculation suprême de son égoïsme, et ne réussit qu’à pousser hors des tempéramens la plus insoumise et la plus folle des créatures. A qui la marier? Livie, dès ce moment, n’eût pas demandé mieux que de la prendre pour Tibère; mais Octavie, en bonne sœur, s’interposa. Auguste, toujours préoccupé d’intérêts dynastiques, penchait vers Agrippa. « Tu, l’as fait si grand, cet homme, lui soufflait Mécène à l’oreille, qu’il faut à présent qu’il devienne ton gendre, ou qu’il tombe! » Mais Agrippa dépassait la quarantaine, et Julie avait dix-sept ans; de plus, il était marié avec Marcella, sœur de Marcellus. N’importe, ce que voulait Auguste, Octavie le voulait non moins. Déjouer les plans secrets d’une Livie, quelle fête, et comment ne pas interrompre son deuil en pareil cas? La mère éplorée fit trêve à ses douleurs, et travailla de toute son influence au divorce, heureuse, au prix même d’un tel outrage infligé à sa fille, de couper court aux arrogantes combinaisons d’une matrone détestée.

Livie avait le calme des âmes fortes, toujours maîtresses de l’heure, même quand elles n’en profitent pas. Battue dans le présent, ses calculs se portèrent aussitôt sur l’avenir : partie remise, jamais perdue! Dans sa modération, sa patience entrait comme un pressentiment des longues années qu’elle avait à vivre. Le mariage de Julie et d’Agrippa eut lieu selon le vœu d’Auguste, et le vainqueur d’Actium ne tarda guère à connaître les bénéfices d’une si fameuse alliance. Une chose manquait à Vipsanius Agrippa, que ni les services rendus ni la faveur d’Auguste ne pouvaient donner : la