Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 2.djvu/605

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sa race, et la prémunissant contre les attentats dont il pourrait être l’objet. On n’aborde pas impunément une Circé comme Julie. Malgré le triple airain qui l’entourait, ce cœur de soldat fut envahi. Agrippa subit le charme irrésistible, et, bientôt forcé d’ouvrir ses yeux à l’évidence, combattit le mal sans le vaincre. Sa dignité lui défendait de se plaindre et de rien laisser voir. Les expéditions militaires, les travaux et les fatigues de la vie d’état semblaient devoir offrir un refuge à son chagrin, il n’y trouva que des prétextes pour quitter la place où d’autres, plus brillans, plus heureux, se prélassaient. Vainement refoulée, la possession démoniaque le suivit partout, hâta sa fin. Agrippa meurt à cinquante-deux ans. A peine laisse-t-on à sa veuve le temps de mettre au monde un dernier enfant, — cet Agrippa posthume au sort duquel il sera dûment pourvu au jour donné. Aussitôt l’intrigue se renoue. «Bien coupé, mon fils, dira plus tard la mère de Charles IX, maintenant il s’agit de recoudre. » Livie s’entendait à recoudre. Dix ans, elle avait attendu que Julie redevînt libre, et cette fois il la lui fallait pour son Tibère. Tristes noces, plus funestes encore que les secondes!

Déjà du vivant d’Agrippa, Julie s’était distinguée par les désordres de sa conduite, désordres que facilitaient les continuelles absences d’un mari dont les affaires de l’état sollicitaient la présence tantôt au milieu d’un camp, tantôt à la tête du gouvernement d’une province reculée. Vers cette grande dame, la première dans Rome et la plus belle, affluait tout ce que la jeunesse avait de brillant, et pas n’était besoin de savoir par cœur l’Art d’aimer ou tel autre poème d’Ovide pour s’entendre à lier et mener une intrigue de galanterie avec la femme du vieil amiral. Julie, à la faveur du mariage, s’émancipait délicieusement des lourds ennuis endurés sous le toit domestique. Enlevée de bonne heure à sa mère et transportée au palais, elle avait grandi sous la direction d’un père affectant beaucoup la simplicité des mœurs bourgeoises et d’une rigidité souvent pédantesque. Tout n’était point rose dans ce gynécée entre la tante Octavie, l’austère marâtre Livie et Scribonia, la vraie mère, qu’on ne perdait pas une occasion de quereller. Auguste avait cette manie de ne vouloir porter que des vêtemens fabriqués chez lui par les siens; il fallait bon gré mal gré coudre et filer de la laine du matin au soir, et cette attitude rétrospective d’un chef d’état visant la popularité agaçait invinciblement la jeune princesse, qui n’était rien moins qu’une Nausicaa, et par ses impatiences déjà préludait à cette fameuse réponse venue plus tard : « Si mon père oublie qu’il est césar, j’ai le droit de me souvenir, moi, que je suis sa fille ! » Quant à des jeunes gens, on n’en voyait pas un seul. Tout le système d’éducation tendait à convaincre les Romains de la divinité du sang de Jules; c’était un cérémonial de sanctuaire avec quelque