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ceux-ci, plongés à mi-corps dans la piscine de porphyre, se détendant et s’étirant après le bain, ceux-là s’exerçant à l’escrime, quelques-uns frictionnant leurs membres assouplis, d’autres couchés entre les colonnes, causant et plaisantant avec leurs camarades encore dans l’eau. Rome, qui payait fort cher ses jeunes athlètes, les voulait dispos de corps et d’esprit, il fallait pour la satisfaire qu’on mourût avec de belles attitudes. Souvenons-nous ici de ce chef-d’œuvre du musée Capitolin[1] et pensons aux vers de Byron : « Sur un énorme bouclier, l’homme est gisant, blessé à mort, sa main droite, d’où le glaive s’est échappé, s’appuie au sol; l’inclinaison de la tête abandonnée et fléchissante, la fixité du regard, l’horripilation du front, tout indique l’approche du fatal instant où son dernier souffle va s’exhaler par sa bouche entr’ouverte. Il voudrait mourir seul, à l’écart, dérober au public la vue de ses traits crispés par l’agonie. Le cirque retentit d’applaudissemens et de clameurs; lui n’entend rien : ses yeux, son cœur, planent au loin. Encore quelques secondes, et son bras raidi s’affaissera, et sa tête immobile reposera dans l’éternel sommeil, en attendant il revoit sa hutte sauvage au bord du Danube, il sourit à sa jeune femme, qui le pleure au pays des Daces tandis que lui expire ici pour le gaudissement du peuple romain. »

C’était donc à régler ces effets et ces poses que s’appliquaient tous ces Antinoüs, ces Apollons, ces Hermès et ces Adonis, dont la plupart se sentaient sous le regard de leurs sultanes. Succomber avec goût, laisser le glaive s’échapper galamment de sa main, mettre de l’harmonie et du style jusque dans le spectacle de sa blessure, c’étaient les principaux attraits d’un gladiateur sur la scène; mais dans cette Rome dépravée d’autres théâtres, non publics, s’offraient à son activité, à ses talens. Comme les grands seigneurs du dernier siècle avaient leurs petites maisons, on avait au fond d’un faubourg la maison de sa nourrice : logis discret, d’apparence modeste, un sphinx de granit égyptien gardait l’entrée, nul n’y pénétrait, nul de ses yeux ne contemplait le luxe et les merveilles des appartemens intérieurs, sinon l’hôte mystérieux appelé, désiré, et qui souvent payait de sa vie la fatale initiation. Dire d’une femme qu’elle avait eu pour amant un gladiateur, aucun outrage n’égalait celui-là, mais chez ces natures dévorées d’appétits malsains le vice l’emportait. Voir fléchir sous le fer meurtrier de l’adversaire ce jeune héros qu’une heure auparavant elles serraient entre leurs bras, voir se

  1. Progrès ou décadence, cette statue du Gladiateur marque un pas vers le vrai historique, national, typique. A la beauté abstraite du pur hellénisme, à l’idéal de la forme humaine généralisée, succède l’individuel, le caractéristique. Ce guerrier mourant est bien un Dace. Nous sommes sur la voie du naturalisme, du portrait. Lysippe et son école ont passé par là.