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ces prosternemens des corps politiques. On dit « le sénat de Tibère, » et ce mot vaut une double injure qui vise en même temps et l’assemblée et le tyran; c’est trop, le sénat de Tibère ne fut point l’œuvre personnelle de Tibère, il fut l’œuvre du régime détestable intronisé par Auguste et surtout de ses proscriptions. Nous avons vu ce que deviennent les corps politiques sous le despotisme; à contempler leur abaissement, leur servilisme, on attribue au tyran tout le mal. Erreur! le tyran lui-même n’y peut rien; quelque peine qu’il se donne à vouloir ranimer ce troupeau, il y perdra son initiative, et le despotisme prévaudra contre le despote. Tibère était un assez grand politique pour n’avoir point à redouter d’associer à son gouvernement des hommes libres. Ce sénat, qu’il avait connu sous Auguste et qu’il méprisait longtemps avant d’arriver au trône, ce sénat, loin d’être façonné à son image, fut au contraire la cause constante de ses plus amers découragemens. Tristissimum, ut constat, hominum, s’écrie Sénèque en parlant de lui. Combien de sujets ne s’offraient pas à sa misanthropie, à commencer par cette mère dont les obsessions le harcelaient!

Livie, avec toute sa pénétration, se trompa sur le caractère de son fils : homme de pouvoir, entendant gouverner à sa manière et n’aimant point les ingérences, il la consultait cependant, mais lorsqu’il le jugeait à propos, et lui laissait bien voir que prendre son avis dans l’occasion n’était point l’autoriser à se mêler directement des affaires. Il évita même peu à peu les rapports trop fréquens et supprima les entretiens longs et secrets d’où l’opinion pouvait tirer des conclusions erronées. Cette fureur de se montrer partout, d’affirmer à chaque instant son crédit par sa présence, l’importunait outre mesure. Au plein d’un incendie qui venait d’éclater dans les environs du temple de Vesta, comme elle accourait entourée de peuple et de soldats, dirigeant, ordonnant en impératrice régnante, ainsi qu’elle aurait fait au temps d’Auguste, il la prit à partie et l’invita sévèrement à rentrer chez elle, attendu que cette place n’était point celle d’une femme, et qu’elle avait à pourvoir à d’autres soins. Livie sentit le coup et riposta; entre cette impérieuse princesse et ce tyran jaloux, une lutte sourde et systématique s’établit, elle essayant toujours d’empiéter, lui toujours l’écartant, mais d’une main respectueuse et comme il sied au meilleur des fils vis-à-vis de la plus tendre des mères. Cette déférence hypocrite n’était pour Livie qu’un outrage de plus; son impatience, sa colère, s’en augmentaient : éconduite, elle cherchait à nuire, des scènes déplorables se renouvelaient à chaque instant. Elle accablait de récriminations et de menaces ce fils qu’elle se reprochait d’avoir tant aimé, l’ingrat qu’elle seule avait fait empereur. Nulle rupture cependant