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a que les sceptiques pour avoir de ces pressentimens. Bien avant les Charles Merivale, les Krüger, les Stahr, les Sievers et les William Ihne, l’auteur des Essais touchait à ce thème de la vérité historique dans Tacite. « Que ses narrations soient naïfves et droictes, il se pourroit à l’adventure argumenter de ceci mesme, qu’elles ne s’appliquent pas tousjours aux conclusions de ses jugemens, lesquels il suit selon la pente qu’il y a prinse, souvent oultre la matière qu’il nous montre, laquelle il n’a daigné incliner d’un seul air. J’ai principalement considéré son jugement, et n’en suis pas bien esclaircy partout. »

Ce n’est là qu’un rayon de lumière, mais il suffit pour nous montrer le côté critique de l’historien. Il me semble qu’autant on en pourrait dire de la science psychologique de Tacite. Parlons des traits de style, des fulgurations dans le langage; mais n’allons pas plus loin. La psychologie veut des esprits impartiaux. Shakspeare, Molière, sont des observateurs vrais de l’âme humaine; Tacite n’obéit qu’à son indignation, à travers laquelle il voit tout; c’est Juvénal en prose, et penser que ce même homme se donne pour devise : sine ira et studio[1] ! Comme on se juge cependant! Aborderons-nous maintenant le chapitre des contradictions? Comment concilier les monstrueuses débauches de Caprée avec ce que Tacite nous raconte du train de vie de Tibère et de ses mœurs, « irréprochables jusqu’à l’âge de cinquante-six ans? » On connaît les maîtresses d’Auguste, on sait les femmes qu’il pensionnait de ses largesses; Tibère n’eut point de ces favorites, ou, s’il en eut, son jeu fut bien caché, car l’histoire n’a conservé le nom d’aucune, et la seule femme qui jamais ait eu sur lui quelque influence fut Livie. Il y a plus, Tibère vécut très vieux, et jusque dans son âge le plus avancé, continua, — toujours au dire de Tacite, — à jouir d’une santé presque imperturbable, phénomène assurément bien curieux chez un vieillard, soumis à l’hygiène de Caprée. La corruption des mœurs, pas plus que l’abaissement des consciences, ne vint de lui. Ce monde où trembler devant le maître passait pour le commencement de la sagesse, où la servilité, fruit des longues terreurs d’une époque de proscriptions, le disputait à l’avide soif des jouissances, Tibère l’avait reçu tout façonné des mains d’Auguste, et peut-être Plutarque nous eût-il appris ce que cet héritage lui valut au cœur d’amertume. Malheureusement le témoignage de Plutarque est perdu; nous n’avons ni sa vie d’Auguste, ni sa vie de Tibère : grand dommage, car

  1. C’est bien plutôt à Suétone que la devise conviendrait, au méthodique et laborieux compilateur du cabinet et des archives de l’empereur Hadrien, à l’imperturbable magister epistolarum qui froidement, sincèrement, scrute, copie, collige les faits et les éclaire avec le calme et l’indifférence d’un rayon de soleil! Caïus Suétonius Tranguillus, jamais nom ou surnom ne dit plus vrai!