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de l’île fortunée dont l’enchantement le plus doux était de lui procurer l’oubli. Se souvenait-il seulement d’avoir encore sa mère ? Depuis six ans, elle et lui ne s’étaient revus qu’une fois en Campanie, où Tibère passant vint pour quelques jours. Livie, à l’heure de sa mort, ne comptait pas moins de quatre-vingt-huit ans, mais Tibère en avait soixante-dix, à cet âge on ne se déplace guère ; d’ailleurs l’hypocondrie, le souci des affaires, le dévoraient. Il voulut d’abord se rendre près de l’auguste mourante, puis remit au lendemain, et si bien différa qu’il fut trop tard ; même pour les funérailles, il ne parut point. Rome attendit, elle eût attendu davantage ; mais la nature, qui ne s’émeut de rien et ne respecte aucun cadavre, n’admettait point d’atermoiement ; force fut donc de procéder sans la présence de l’empereur, lequel n’intervint du fond de sa retraite que pour mettre à la raison les sénateurs qui s’étaient chargés de mener le deuil en son absence. Cette attitude de Tibère ainsi que sa mercuriale furent généralement peu goûtées des Romains. Les mécontens parlèrent d’ingratitude et d’impiété. Tacite met le mot sur la chose : nihil mulata amœnitate vit ; foncièrement désagréable de caractère, le vieillard entendait ne démordre en aucun cas de ses habitudes, et puis, circonstance bien atténuante, il souffrait de corps et d’esprit et s’était vis-à-vis de lui-même engagé par serment à ne plus jamais rentrer dans Rome, une fois après en être sorti.

Rome néanmoins se montra magnifique dans ses hommages. Malgré l’absence de Tibère et son humeur maugréante, les démonstrations éclatèrent. Celle qu’on ne pouvait déifier fut proclamée mère de la patrie, et le sénat décréta qu’un arc de triomphe s’élèverait à sa mémoire, honneur que jusque-là aucune femme n’avait partagé et que Livie recevait pour avoir, selon l’exposé des motifs, « sauvé la vie à nombre de ses concitoyens, nourri, établi en quantité des jeunes garçons et des jeunes filles pauvres. » L’heure fut donc solennelle où les restes mortels de la première impératrice des Romains allèrent dans le mausolée se mêler aux cendres d’Auguste, et les larmes n’y manquèrent pas ; il y en eut beaucoup de sincères, d’autres qui l’étaient moins. Tant de gens assistaient à ce deuil, et semblaient le porter dans le cœur, qui ne pardonnaient point à l’illustre dame d’avoir mis au monde cet empereur Tibère, abatteur entêté des vieux privilèges héréditaires, toujours et partout enclin à préférer le mérite à la naissance, et dont le bras pesait si lourd sur l’antique aristocratie. « Une femme en toute chose plus comparable aux dieux qu’aux hommes, et qui savait n’employer sa puissance que pour détourner le péril de vos têtes et faire avancer les plus dignes, » ainsi parle de Livie son contemporain Velleïus Paterculus. Laissons de