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la jeune femme va trouver Mme de Chelles et. la conjure en termes touchans de renoncer à ses excentricités. « Si j’étais autre, je serais pire, » répond Blanche. Qu’a donc au fond du cœur cette femme effrayante, d’où lui vient ce mépris de tout le monde, ce dégoût de la vie, pourquoi nie-t-elle en termes aussi violens l’honneur, la vertu, l’honnêteté ? Berthe ne peut pas comprendre ces noirceurs de l’âme, et ne croit pas sans doute à la sincérité de ces aveux, car ses yeux s’emplissent de larmes lorsqu’elle annonce à son amie que des raisons de santé l’obligent à partir pour Nice. Mme de Chelles se redresse alors avec un mouvement de lionne blessée. « Cette détermination, dit-elle, ne vient pas de toi ; elle est de ton mari, qui depuis longtemps me poursuit de sa haine. Je veux le voir, je veux lui parler, lui demander la cause de ses insultans dédains… » Et c’est Berthe qui d’elle-même va chercher M. de Savigny, l’amène auprès de Blanche, puis s’éloigne en lui recommandant l’indulgence et la douceur. Vient alors une scène des plus dramatiques. Mme de Chelles s’attache à ce brave garçon comme à une proie. Si elle est fantasque, étrange, c’est qu’elle ne ressemble pas aux autres femmes, c’est qu’elle a dans l’âme des hauteurs de sentimens qu’elle veut cacher à tous, c’est qu’elle souffre, c’est qu’elle aime d’un amour immense que tout le monde ignore, même celui qui en est l’objet, et, comme M. de Savigny écoute froidement ces révélations : « Restez ici deux minutes, et je vous en fournirai la preuve, » dit-elle en s’éloignant. Cependant le jeune homme a perdu quelque peu de son assurance, une singulière pensée lui a traversé l’esprit : serait-il par hasard l’objet de ces ardeurs passionnées ? Mais non, cela ne peut être vrai !.. Et bientôt il a recouvré son sang-froid, en sorte qu’il est à peu près calme lorsque rentre Mme de Chelles, tenant à la main quelques papiers. « On se confie d’ordinaire à un ami, dit-elle. C’est à mon ennemi que je veux tout avouer. Voici des lettres où j’ai mis tout mon cœur. Elles ont été écrites pour n’être lues par personne, pas même par celui à qui elles sont adressées, et dont le nom est resté en blanc. Lisez, monsieur, je vous livre ces lettres. » M. de Savigny refusant de les accepter, elle les jette sur un divan.

En ce moment-là même, l’amiral, qui entre sous je ne sais quel prétexte, aperçoit ces papiers, qui semblent oubliés ; il s’en empare et va les examiner. S’il en lit une ligne. Blanche est perdue. Le jeune homme s’avance alors, et, reprenant des mains de l’amiral ces fatales lettres : « C’est, dit-il, le rôle que madame me destine dans la pièce que. nous devons jouer, et qu’elle a bien voulu me copier de sa main. » Un instant après, se trouvant seul, il arrache d’une main fiévreuse le lien qui réunit ces feuilles, et les lit avec avidité tandis que la toile s’abaisse lentement. L’effet de cette fin d’acte est saisissant. Rien de plus émouvant que cette situation, qui reproduit tout le pathétique du roman, quoique d’une façon moins intime. J’ai fait remarquer que le jeu de Mlle Croi-