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sette donnait au rôle terrible de Blanche un caractère d’âpre réalité et de violence brutale qui certainement dépassait le but de l’auteur ; disons par contre avec quelle finesse et quel tact Mlle Sarah Bernhardt a compris et rendu le caractère charmant de Berthe de Savigny. D’un bout à l’autre, cela est parfait, et, pour tout dire, consolant.

M. de Savigny a été vivement atteint par la lecture de ces lettres diaboliques, et il n’a point eu assez de force pour dissimuler complètement son émotion, car sa chère et digne femme, tout à l’heure si confiante, est, lorsque nous la retrouvons au second acte, profondément Troublée. « Berthe, lui dit son mari, serais-tu jalouse? » Et comme, en dépit d’elle-même, des larmes s’échappent de ses yeux, il s’agenouille à ses pieds, lui prend les mains, la presse sur son cœur et la rassure avec une chaleur et une éloquence qui prouvent en même temps la conscience qu’il a du danger dont il est menacé, et aussi la ferme volonté de n’y point succomber. La scène est merveilleusement bien écrite et parfaitement bien jouée. M. Delaunay, qui en beaucoup d’endroits se montre un peu indécis, est là d’une franchise d’émotion, d’une tendresse convaincue, qui font du bien. Cependant Mme de Chelles, qui a assisté, cachée derrière un rideau, à cette scène de tendresse conjugale, se croit irrévocablement dédaignée par M. de Savigny. Poussée par je ne sais quelle rage, elle fait demander l’un des invités de son beau-père, un certain lord Astley que nous avons vu dès le début fort épris de la belle séductrice, puis elle oblige sa cousine Berthe à écouter l’entretien qu’elle va avoir avec le noble Écossais. Or cet entretien peut se résumer en ces quelques mots : « Vous m’avez proposé, milord, d’être votre maîtresse et de m’emmener avec vous dans vos forêts d’Ecosse. Je fus blessée par cette offre impertinente, mais, en y réfléchissant, l’idée de ce voyage me séduit ; la lune est superbe ; soyez cette nuit au carrefour des Trois-Chênes qui est à la lisière du parc de M, de Savigny. Ayez une voiture de poste, et je vous suivrai, vous avez ma parole. » L’aristocratique Écossais se retire un peu accablé par ce trop facile triomphe, et Berthe éperdue se précipite dans les bras de son amie : «Blanche, s’écrie-t-elle, renonce à ce projet fatal, je t’en conjure, ma sœur, ma chérie !.. » mais elle est interrompue par l’arrivée de M. de Savigny, qui vient chercher sa femme. La soirée est si belle qu’il a renvoyé sa voiture et se propose de rentrer à pied en compagnie de lord Astley. — Berthe accepte sans entendre ; les deux femmes s’embrassent, et l’on se sépare au grand déplaisir de l’aimable amiral, qui ne comprend pas que l’on se quitte ainsi avant d’avoir dansé le cotillon.

Le décor du troisième acte mériterait à lui seul une description particulière : nous sommes dans l’endroit le plus mystérieux et le plus poétique du parc : au fond, un lac entouré de grands arbres apparaît éclairé faiblement par la lune ; au milieu, un chêne séculaire se dressant parmi les rochers moussus. C’est là que la route se bifurque