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la gance de son tricorne et à la canne à pomme d’ivoire qu’il lui suffit de lever, sans avoir besoin d’invoquer l’ordonnance de police du 10 février 1848, pour arrêter toute voiture qui, dans le trajet de la maison au cimetière, pourrait couper et interrompre le convoi. Il est l’autorité et le contrôle; c’est lui qui s’assure que toutes les prescriptions émanées de l’entreprise des pompes funèbres ont reçu exécution, qui interdit aux porteurs, aux plombiers, aux tapissiers, de demander des pourboires, — qui recommande la bonne tenue aux divers agens de ces tristes choses et donne à tous l’exemple du respect dû à la douleur. Il a vécu trop mêlé au personnel qui fait le service des inhumations pour ne pas savoir que là aussi, comme dans tous les corps d’état, il y a un langage particulier légué par les corporations du passé; il connaît les termes en usage, mais il les regarde comme indignes de lui et ne les emploie jamais. Les porteurs ne se gênent guère entre eux malgré les mines piteuses qu’ils prennent volontiers lorsqu’ils se sentent sous les yeux des assistans. Très susceptibles pour eux-mêmes, ils le sont moins pour les autres. C’est les insulter gravement que de les appeler croquemorts, mais ils trouvent fort naturel de dire : J’ai fait un saumon, un hareng ou un éperlan, ce qui signifie : j’ai porté le corps d’un riche, d’un pauvre ou d’un enfant; cela ne les empêche pas d’être de fort braves gens et très dévoués à leur lugubre besogne. On pourrait penser que de vivre toujours au milieu des tentures noires et d’avoir pour fonctions spéciales de manier des cercueils dispose à la mélancolie; ce serait une erreur : la plupart de ces hommes sont gais, si gais que plusieurs figurent le soir dans les ballets-pantomimes de certains théâtres, et que l’un d’eux obtint une certaine notoriété aux bals masqués de l’Opéra.

La loi a déterminé le délai qui doit exister entre le décès et l’inhumation; l’article 77 du code civil dit expressément : « Aucune inhumation ne sera faite que... vingt-quatre heures après le décès, hors les cas prévus par les règlemens de police. » Ce laps de temps a paru nécessaire pour ne point confondre la mort apparente avec la mort réelle. Jadis on était moins prudent, et parfois on était enterré peu d’heures après avoir expiré. On trouve la preuve de ce fait dans l’acte de décès d’un homme dont Mme de Sévigné a bien déploré la mort : « Le 3 juillet 1690, à trois heures du matin, Michel Lasnier, maistre d’hostel de Mme la marquise de Sévigny, est décédé rue Couture-Sainte-Catherine, duquel le corps a été inhumé dans le cimetière de l’église Saint-Paul, sa paroisse, le même jour[1]. » Il faut des cas absolument exceptionnels pour que

  1. Voyez Lettres de Mme de Sévigné, t. IX, p. 531, édit. Hachette.