Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 2.djvu/829

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

passe, le péril augmente, les habitans voisins poussent des cris de détresse : l’Académie des Sciences délègue en 1737 trois de ses membres, Lemery, Geoffroy, Hunauld; leurs conclusions sont conformes à celles de Fernel et ont le même sort.

Il faut dire, pour expliquer, sinon excuser de tels ménagemens envers ce lieu de putridité, que le peuple de Paris aimait son cimetière; on lui donnait là le spectacle de belles processions avec encens et psalmodies à certains jours de fêtes carillonnées. Il y venait volontiers, non pour évoquer les âmes des aïeux, mais pour faire sa prière en l’église des Saints-Innocens, populaire entre toutes, pour admirer les monumens funéraires, les chapelles d’Orgemont, de Villeroy, de Pommereux, la tombe Morin, le squelette d’albâtre[1], qu’il attribuait faussement à Germain Pilon, l’ancien prêchoir, où pendant la ligue il se fit de si belles harangues, la croix des Bureaux, la croix Glatine, la statue du Christ, que l’on nommait le Dieu de la cité, et la tour de Notre-Dame des Bois, où chaque soir on allumait une veilleuse qui servait de fanal à ce champ des morts. On y faisait le commerce; dans les galeries, les marchandes de modes et de lingerie vendaient leurs chiffons; contre les piliers des arcades, sous les greniers qui pliaient au poids des ossemens, les écrivains publics avaient installé leurs tables et fournissaient de la littérature épistolaire à prix fixe. En effet, les MM. de Villiers, qui visitèrent les charniers en janvier 1657, disent : « Si c’est du haut stile, la lettre vaut 10, 12 ou 20 sols; si c’est du bas stile, elle n’est que de 5 ou 6 sols. » La foule y circulait sans cesse; c’était un lieu de promenade, une sorte de contrefaçon des fameuses galeries du Palais. La nuit, les filles vagues le fréquentaient, comme les larves de l’amour vénal[2]. Tous les Parisiens étaient persuadés, sur la foi d’une légende ridicule, que la terre du cimetière des Innocens avait la propriété de dévorer les corps en vingt-quatre heures. C’était une croyance enracinée contre laquelle rien ne pouvait prévaloir. Les MM. de Villiers rapportent cette tradition, et ils ajoutent naïvement : « Mais nous n’en avons pas veu l’effet[3]. »

Voyant que l’autorité civile restait désarmée, et que l’église, à laquelle tous les lieux de sépulture ont appartenu en France jusqu’à la loi du 15 mai 1791, ne voulait pas fermer ce cloaque pestilentiel, le parlement intervint. Par un arrêt du 12 mars 1763, il avait

  1. Actuellement au Louvre, dans les salles des sculptures de la renaissance.
  2. Voyez le manuscrit attribué à Sauval. Bibl. nat., manuscrits fr. 13,635.
  3. Evelyn avait déjà signalé le fait en 1644 : « De là, je suis allé faire un tour au cimetière des Innocens, où je passai pas mal de temps à ouïr les récits qu’on me fit de la rapidité avec laquelle ce terrain dévore les corps qu’on y enterre; vingt-quatre heures suffisent, me disait-on. » Voyage de Lister à Paris, supplément, p. 257.