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d’hommes. Ce n’est pas pour vous faire la guerre que je veux des munitions, c’est pour chasser. Je vois bien qu’il me faudra finir par cultiver la terre, mais je ne puis le faire à présent. J’ai dit. »

Dans ces dernières années, des orateurs moins fameux que la Nuée-Rouge ont fait aussi devant les blancs de très remarquables discours. C’est ainsi qu’en 1867 il me fut donné d’entendre au fort Laramie quelques-uns des orateurs de la tribu des Corbeaux, Pied-Noir, Dent-d’Ours, le Loup. Les deux premiers furent d’une éloquence émouvante, Pied-Noir surtout, doué de traits imposans, majestueux, et dont les longs cheveux tombaient jusque sur les hanches. À ses lamentations touchantes, on aurait cru entendre un des prophètes d’Israël exposant devant les rois de l’Asie les plaintes du peuple juif. Le Loup fut au contraire plaisant, diseur d’apologues, à la manière du Chien-Rouge. Les commissaires de paix, les généraux Harney, Augur, Terry, habitués aux palabres des Peaux-Rouges, surtout le premier, qui avait conquis tous ses grades dans les forts de l’ouest, disaient qu’ils avaient rarement entendu de meilleurs orateurs que ceux-là, et cependant ils venaient de visiter les cinq nations du sud, les Chayennes, les Arrapahoes, les Comanches, les Kayoways et les Apaches, où de vaillans interprètes, entre autres une femme de sang mêlé, mistress Adams, qui avait reçu une bonne éducation à Saint-Louis, avaient traduit en anglais, avec une entière intelligence de l’original, les éloquens discours des chefs des cinq nations.

Si les préludes de ces harangues se ressemblent toujours, si la rhétorique en est toujours la même, le thème traité est aussi invariable : l’envahissement par les blancs, par les colons, par les pionniers, des champs de chasse des Peaux-Rouges, — le refus que font ceux-ci de vendre leurs terres au gouvernement et de se confiner dans les cantonnemens qu’il leur impose, de cultiver le sol, d’élever du bétail, d’apprendre un métier, d’envoyer leurs enfans à l’école ou au prêche, — les plaintes incessantes qu’ils font entendre à propos de la violation des contrats signés avec eux, de la disparition des cadeaux et des marchandises qu’on leur envoie, à propos des forts construits dans l’extrême ouest pour les tenir en respect, des incursions des soldats sur leurs terres, des chasses sans trêve auxquelles ceux-ci se livrent contre le bison et autres animaux du désert pour le plaisir de les abattre, tandis que le Peau-Rouge y trouve son unique nourriture. Les Indiens adressent aussi aux blancs des lamentations sans fin sur ces défrichemens, ces routes, ces chemins de fer, ces télégraphes, qu’ils jettent au milieu des prairies. Ces étapes toujours plus rapprochées de la civilisation refoulent la race indigène, en restreignent de plus en plus les do-