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laissait des traces aussi épouvantables qu’extraordinaires. Des sépultures étaient violées, et des cadavres étrangement lacérés gisaient au milieu des avenues. Des faits que l’on ne peut raconter firent reculer d’horreur les gardes du cimetière du Sud dans les matinées du 16 novembre et du 12 décembre 1848. Les bruits les plus invraisemblables se répandaient dans Paris; la légende grossissait: les cimetières étaient visités par un vampire invisible qui déterrait les morts et les mangeait. On avait beau redoubler de vigilance, renforcer les gardiens par des agens de police, lâcher des chiens formidables, les hommes n’apercevaient personne, les chiens n’aboyaient pas ; cependant un matin on trouva onze corps exhumés, dépecés, répandus par morceaux sur une large surface, et jusque parmi les branches des arbres. Ces monstruosités semblaient s’être concentrées dans le cimetière Montparnasse. On y prépara une façon de machine infernale composée d’un petit mortier chargé de toute sorte de projectiles, et à la détente duquel aboutissaient de nombreux fils de fer, tendus vers plusieurs directions. Dans la nuit du 15 au 16 mars 1849, la machine fit explosion, et l’on apprit que le lendemain un sergent-major d’infanterie, nommé François Bertrand, était entré à l’hôpital du Val-de-Grâce pour se faire soigner de blessures singulières qu’il avait reçues dans la région dorsale ; c’était le vampire.

Il eût dû répondre à un tribunal d’aliénistes, et il comparut devant un conseil de guerre le 10 juillet 1849. C’était un fort bon sujet, très doux, excellent soldat, ayant fait de suffisantes études dans un séminaire. Loin d’essayer de nier, il avoua avec une franchise et une humilité très sincères. Lorsque « sa frénésie » le prenait, il s’échappait de la caserne, sautait d’un bond par-dessus les murs du cimetière; il savait qu’on avait installé une machine infernale; il y courait et « la démantibulait d’un coup de pied, » les chiens s’élançaient vers lui, il marchait contre eux, et les chiens se sauvaient. Il parvenait à cette inexplicable puissance surhumaine qui n’est pas très rare dans certains cas d’affection nervoso-mentale. Sa force dépassait tout ce que l’on peut imaginer : à l’aide de ses seules mains, il enlevait la terre qui recouvrait le cercueil, brisait celui-ci et déchirait le cadavre, qu’il hachait aussi quelquefois à coups de sabre. Était-ce tout? Non, mais il est des atrocités que l’on doit se refuser à écrire. Ce possédé se sauvait ensuite des lieux de repos qu’il avait souillés, puis se couchait n’importe où, — dans un fossé, au bord d’une rivière, sous la neige, sous la pluie, — et dormait d’un sommeil cataleptique qui lui permettait de percevoir tout ce qui se faisait autour de lui. A la suite de ces accès, il se sentait « brisé et comme moulu pendant plusieurs jours. » C’était un monomane