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de l’autre. S’il avait retourné la tête, il aurait vu Céline, épouvantée, à genoux, le suivre des yeux avec l’expression de visage d’un prêtre dont on profanerait l’autel au moment même du sacrifice. La pauvre fille était venue cette nuit même prier dans l’appartement de celui qu’elle pleurait. Elle ne comprenait pas ce que son frère avait fait, elle ignorait le prix et peut-être l’existence du livre dérobe; mais ce mystère, cette visite nocturne, ce pas silencieux, tout cet appareil du vol la troubla si profondément qu’elle en parla dès le lendemain à sa mère.

Mme Lacoste s’entendait aux affaires d’argent; elle comprit du coup au récit de sa fille la cause et l’objet de l’action de Pierre. Elle s’en assura et ne craignit pas d’affronter son fils. Une scène terrible eut lieu, et Pierre sortit de la maison en jurant qu’il n’y remettrait pas les pieds. Sa sœur voulut le retenir sur le seuil, il la repoussa rudement en lui criant : — Toi aussi, tu n’es qu’une hypocrite ; après avoir torturé les derniers jours de mon père, tu me voles mon héritage! — Est-il nécessaire d’ajouter que le livre de créances resta dans les mains du jeune homme, qui se fit payer en quelques mois la somme entière?

Certes ce n’était pas l’argent que regrettait Céline; mais les dernières paroles de son frère l’épouvantaient, et les émotions de toute une année avaient trop ébranlé sa raison pour qu’elle pût, sans faiblir, supporter cette nouvelle secousse. Tantôt elle s’accusait d’avoir torturé les derniers jours de celui pour lequel elle aurait avec tant de joie donné sa vie et versé son sang. D’autres fois elle se représentait jour par jour les derniers mois de son père, avec l’espérance de s’y retrouver innocente de ce qui lui semblait le plus grand des crimes; mais alors le remords religieux l’emportait, et elle se reprochait son silence comme une faiblesse, sa douceur comme une lâcheté.

Dans la solitude absolue où elle vivait, les seuls événemens de son existence étaient ces deux pensées contraires, et, que l’une ou l’autre fût vraie, à ses yeux elle n’en était pas moins coupable. Elle se sentait enveloppée de je ne sais quel malheur; il lui semblait que, marquée au front d’un signe de réprobation, elle effrayait et repoussait les êtres qui l’entouraient. Comme on la croyait poitrinaire, pas un jeune homme ne pensait à la pauvre isolée, qui dépérissait chaque jour.

Ce fut une douloureuse agonie et bien longue. Au bord de ce lac délicieux, Céline ne cherchait dans les cuisans souvenirs de ses anciennes promenades qu’un aliment à ses remords. L’esprit dévora le corps en sept mois; elle y aida tant qu’elle put. Elle jeûnait, se macérait, se blessait même, s’interdisait le sommeil. De la dévotion