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formé avec quelques-uns de ces troncs un plan incliné sur lequel on fait glisser les autres pendant un trajet de 300 mètres. Grâce à la neige, ces lourdes masses sont entraînées par six hommes armés de gaffes qui courent à toutes jambes, puis les abandonnent, sûrs qu’ils ne s’arrêteront plus qu’au torrent. Léger inconvénient, — ce plan incliné traverse le chemin : les poutres, une fois lancées, passent avec la rapidité de la flèche, et, si le voyageur prend mal son temps, il risque d’être emporté. On interrompt le travail à notre passage ; puis aussitôt après reprend le chant sauvage et monotone dont tout manœuvre japonais se croit obligé de s’aider. Un peu plus loin, voici le jardin de Dainitchido, jardin, comme tous les jardins japonais, taillé, coupé, peigné, — contre-sens au milieu de cette belle nature; un peu plus loin, je visite un temple de Quannon-Sama tout plein d’ex-voto. Ce temple renferme une idole vénérée, surtout par les femmes frappées de stérilité; c’est une énorme pierre en forme de phallus apportée par la déesse Quannon-Sama. De là, on se rend à la cascade de Kintaki. De cascade, il n’y en a point; on trouve à la place un magnifique glaçon de 30 mètres de haut, étincelant au soleil et se multipliant en milliers d’aiguilles. Ceux qui ont vu Nikko en été seulement n’ont qu’une faible idée du charme inexprimable de l’hiver, qui nous donne partout la glace et la neige sous le soleil.

Au bout de 2 ris, le sentier abandonne la vallée de Kosowo, dont on voit dans le lointain blanchir les chaumières, et, faisant un coude à droite, longe le lit même du torrent qu’il faut remonter. Le pays est tellement désert qu’une simple maison de thé, halte ordinaire des kangos, a mérité une dénomination et une place sur la carte : c’est Momangaë. Là mes kangokaki se reposent, prennent une forte lippée de riz, se sèchent les pieds, tandis que je brûle mes bottes dans le foyer, tout en recevant un courant d’air froid dans le dos. Ce qui remplace ici le poêle mérite une mention spéciale. J’avais remarqué depuis longtemps, et notamment sur le Nakasendo, un meuble dont je ne m’expliquais pas bien l’usage; c’est un tabouret carré dont le siège est quadrillé au lieu d’être plein. En hiver, ce tabouret se place au-dessus d’un petit récipient en pierre, creusé dans le plancher et rempli de charbon incandescent. On étend une couverture par-dessus cet appareil ; il s’en dégage une forte chaleur. A-t-on froid, on soulève la couverture et on présente à l’orifice ainsi pratiqué la partie du corps que l’on veut réchauffer, les pieds, les mains, le ventre, les reins. C’est, comme on voit, extrêmement commode. Une grosse fille mal peignée qui se chauffait au moyen du tabouret-calorifère quitte sa posture de sphinx pour m’apporter une tasse de thé. On a vu plus