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solitudes, devant ces monumens « qui semblent, comme dit Bossuet, porter au ciel le magnifique témoignage de notre néant, » qu’on s’incline et réfléchit en songeant à la fragilité des destinées humaines; mais le moment est venu de faire mes adieux à cette population de chasseurs et de bûcherons dont je garderai un si charmant souvenir, et le 6 janvier notre petite caravane se met en route accompagnée de souhaits, puis s’engage sous la magnifique avenue de segnis qui, pendant 22 lieues, ne s’interrompra que pour faire place à quelque village. Ces arbres gigantesques se rejoignant et entrelaçant leurs branches au sommet forment un dôme de verdure continu. Je ne crois pas qu’il y ait rien de comparable au monde. C’est sous ce dôme magnifique que les anciens taïcouns allaient à Nikko rendre leurs devoirs aux mânes de leurs ancêtres. C’est la route que suivent les pèlerins qui se rendent en foule pendant la saison d’été aux sépultures de Nikko. Une pente insensible qui résulte plutôt de la disposition du terrain que des travaux d’art vous amène d’une altitude de 700 à 800 mètres à la plaine.

La route est très fréquentée et offre au voyageur un spectacle très varié. La grande distraction, ce sont les voyageurs à pied. C’est le mode de voyage le plus usité, le moins coûteux et, vu l’état des chemins, le plus commode. Les Japonais sont grands marcheurs : un vieillard, une femme, font à peu près indéfiniment 10 ris par jour. Il n’est pas rare de rencontrer toute une petite escouade, chacun un paquet sur l’épaule, le bâton à la main, un enfant sur le dos de chaque femme, et celle-ci guêtrée de jambières de soie, qui indiquent la voyageuse. Ils s’en vont gaîment, faisant leurs quatre repas par jour et une grande halte, avançant de 10 ris chaque soir et entreprenant des courses de plusieurs centaines de lieues. C’est long, mais ce n’est pas cher; de plus le voyage est un plaisir : on voit du pays, on est partout reçu cordialement, et on trouve partout des usages identiques. A Ishibashi, où je couche, je rencontre une famille qui va ainsi en Sendaï, à 80 lieues de Yeddo. Elle mettra huit ou dix jours et reviendra de même. J’arrive pendant que la jeune mère, un vieux grand-père, son fils marié et une bonne femme grisonnante sont au bain tous ensemble dans une salle ouverte à tous venans : ma présence ne les gêne nullement, cela va sans dire. Nous nous donnons des renseignemens sur la route que nous aurons le lendemain à faire en sens inverse. Au moment du départ, on se souhaite bon voyage, et la jeune femme, chargée de son enfant qu’elle porte sur le dos, reçoit le reste de mes dragées, qu’elle trouve excellentes.

La route descend jusqu’au Tonégawa. On se rend bien compte par cette interminable descente de la hauteur où on était à Tsin-sendji.