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par un Allemand dont la froide haine fait le procès à la race latine. Ces prétendus défauts de race, dont on s’avise le lendemain des défaites, ne sont au fond que des conséquences historiques ; il faut compter avec eux, mais pour les détruire. Ici le mal est tout entier dans l’opinion. Il a régné en France un certain ton de dédain pour le commerce, et un goût décidé pour l’épée ou la robe. Cependant le commerce de la mer, les entreprises lointaines, feront tomber ces préjugés. Le courage et les talens n’y seront pas perdus. Le résultat prochain de l’entreprise, le gain, n’est rien auprès des avantages indirects qu’on en tire pour l’esprit et pour la trempe du caractère. Il en est de même de tous les mobiles d’action, car un peuple tout entier ne se gouverne pas par l’honneur. On part sur un motif d’intérêt ou d’ambition ; chemin faisant, on s’instruit, on acquiert de la promptitude, du coup d’œil, la connaissance des hommes, des pays, et une certaine bonne humeur qui triomphe des obstacles. Cela vaut bien l’oisiveté de nos jeunes gens, toujours suspendus aux mamelles de leur patrie, cloués au sol qui les a vus naître. N’ôtons pas le dévoûment, la science, les arts, qui font l’élite du pays; mais, si nous voulons ranimer les arts, pousser les sciences, donnons à la foule des motifs simples, de bons calculs d’intérêt, qui la tirent de son engourdissement : afin de bien penser, il faut agir, et agir encore. Pour avoir de grands hommes, ayons des hommes, et qu’ils fassent la fortune de la France avant d’en faire la gloire.

Au surplus, ce n’est pas l’émigration en masse qu’on réclame de nos jeunes gens : erreur de croire que les Anglais s’expatrient par familles, comme au temps de Penn. Ils passent à l’étranger quelques années; puis ils reviennent dans leur patrie, laissant aux mains d’agens fidèles la prospérité de leur maison. Ces agens sont très souvent des Suisses, des Allemands, d’abord petits commis, puis associés, puis maîtres où ils obéissaient naguère. Pourquoi ne seraient-ils pas Français? Pourquoi les plus aisés ne feraient-ils pas fructifier leurs capitaux sur un sol vierge? Ils y gagneraient de juger mieux les ressources de leur propre pays, de l’aimer davantage, et de le défendre avec plus d’ardeur que jamais. Aucune forme de patriotisme n’est plus noble que l’orgueil du pavillon[1].

  1. Ce ne sont pas là des chimères : on peut lire dans l’enquête les raisonnemens serrés, le mâle récit de M. Jacques Siegfried (du Havre), qui a donné l’exemple de cette carrière avant d’en faire la théorie. M. Siegfried s’est expatrié de bonne heure : il a fondé une maison à Bombay, recueilli en peu d’années le fruit de ses efforts, consacré le reste de son temps à son pays, librement, comme un Anglais. Il poursuit à lui seul une enquête sur nos débouchés, sur l’avenir du commerce maritime. Il s’est convaincu qu’il fallait seulement ouvrir les yeux des jeunes Français sur leur bien et leur enseigner le globe, qu’ils ignorent. Mulhouse, avant la guerre, lui devait son école de commerce; Le Havre lui devra la sienne. Quelle meilleure réponse aux sophismes des impuissans?