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REVUE. — CHRONIQUE.

ment finît par céder à une injonction peu déguisée. M. de Bismarck lui-même, tout malade qu’il soit, n’a pas laissé d’intervenir. Deux députés, M. Lucius et M. Dietze, ont voulu avoir de ses nouvelles, ils ont été reçus par lui, et le chancelier de l’empire ne s’est pas trouvé si souffrant qu’il n’ait pu leur parler avec sa tranchante décision. Il a laissé entrevoir, — peu sérieusement sans doute, — l’alternative de sa démission ou d’une dissolution du parlement. Il paraît même avoir donné une raison assez curieuse pour déterminer le vote des nationaux-libéraux ; il aurait dit que lui avait bien changé plusieurs fois d’opinion quand il l’avait jugé nécessaire, que les libéraux-nationaux pouvaient bien en changer aussi dans un intérêt public. Les sorties et les menaces de M. de Bismarck blessent quelquefois, elles ne manquent guère de produire leur effet. Il fallait plier, et on a plié. Au fond, la véritable raison est la préoccupation de tout ce qui peut venir de la France. C’est le grand argument qui fait tout accepter aujourd’hui en Allemagne, à l’aide duquel les libéraux-nationaux se déguisent à leurs propres yeux leurs défections en parlant comme M. de Sybel « des projets de revanche et des armemens de la France. »

Est-ce que la France menace l’Allemagne ? Est-ce qu’elle peut avoir ni aujourd’hui ni de longtemps ces projets de revanche qu’on lui prête ? Est-ce que les armemens qu’elle reconstitue dépassent ce que doit faire une grande puissance qui veut garder sa place parmi les nations ? Les Allemands éclairés ne peuvent s’y tromper ; s’ils étaient sincères avec eux-mêmes, ils ne craindraient pas de s’avouer que ce sentiment d’inquiétude et de malaise dont leurs propres armemens sont l’expression tient à des causes plus générales, à toute une situation qu’ils ont créée et où la France n’est pas seule en jeu, à des conditions européennes que M. de Moltke du reste n’a point hésité à caractériser. C’est la conséquence de la politique que M. de Bismarck a inaugurée, non-seulement en érigeant au centre de l’Europe une Allemagne conquérante, mais en engageant des luttes religieuses faites pour lui créer des difficultés nouvelles par l’agitation qu’elles provoquent. Le gouvernement impérial se lance plus que jamais dans cette guerre de religion. Voilà le troisième prélat catholique qu’on arrête et qu’on emprisonne. Ces jours derniers, c’était l’archevêque de Cologne, qui a tenu à ce qu’on employât la force pour le conduire en prison. Les populations catholiques s’émeuvent nécessairement, les résistances se manifestent et trouvent un écho jusque dans le parlement de Berlin. Les libéraux-nationaux jugent que tout est pour le mieux, ils soutiennent M. de Bismarck précisément pour sa politique religieuse autant que pour sa politique nationale, et ils sont disposés à lui livrer dans l’intérêt de cette cause toutes les prérogatives parlementaires ; soit. Est-ce que la France et ses prétendus « projets de revanche » et ses armemens sont pour rien dans cette agitation ?