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Si l’on écarte l’hypothèse idéaliste qui nie toute réalité des corps, et qui n’est pas ici en discussion, il semble bien que le dernier résidu de l’analyse, lorsqu’on décompose les qualités de la matière, soit l’idée de force. Les unes, appelées qualités secondes, ne sont que nos sensations mêmes ; les autres, appelées qualités premières, ne semblent être que les conditions abstraites de la manifestation des sensations. La seule réalité effective, c’est l’énergie exercée par la nature, et sans laquelle nous ne connaîtrions pas son existence.

Cependant, nous dit-on, la force est une idée psychologique ; peut-on sans anthropomorphisme la transporter dans la matière même ? L’idée de force se tire de la volonté ; supposer la force comme inhérente à la matière, c’est lui prêter en quelque sorte une volonté. Cette objection n’est pas psychologiquement exacte. La volonté, en tant que volonté, n’est pas susceptible d’être représentée par des poids : elle n’est donc pas une force. L’idée de force se tire de l’idée d’effort musculaire, c’est-à-dire de l’énergie que le moi sent en lui-même quand il lutte contre un obstacle physique. Descartes a bien vu cette origine de l’idée de force, et il n’a pas été aussi étranger qu’on le croit à cette notion. Il dit lui-même que, si nous supposons dans les corps la pesanteur, la force et autres vertus ou qualités, c’est par analogie avec l’action exercée par l’âme sur le corps[1]. On nous dit qu’on ne peut concevoir une force sans une pensée, sans un moi ; nous disons au contraire que nous ne pouvons concevoir une force sans une résistance physique. De là vient qu’on ne peut pas dire que Dieu est une force ; autrement il faudrait se le représenter comme luttant contre la matière. La force est en quelque sorte le moyen terme entre l’âme et le corps, et comme le médiateur plastique de quelques philosophes.

Quant à l’induction qui nous fait attribuer la force aux corps étrangers, elle n’a rien que de naturel. Il suffit de remplacer un obstacle vivant par un obstacle inerte, ou réciproquement, par exemple un homme par une machine, ou une machine par un homme ; si l’un et l’autre exigent le même effort de notre part pour leur résister ou les faire mouvoir, ils auront quelque chose de commun, et c’est ce que j’appellerai la force. Je définirai donc la force, dans les corps bruts, ce qui, substitué à un agent vivant, produira sur un autre agent vivant (par exemple moi) les mêmes effets que le premier sur le second ; je la définirai, dans les corps vivans, ce qui s’oppose en eux à la force que je déploie moi-même quand je veux les déplacer dans l’espace ; enfin, en moi-même, j’appellerai force l’effort que je me sens obligé de faire pour déplacer un corps : or

  1. Descartes, Correspondance (éd. V. Cousin, t. IX, p. 127).