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supprimer. Herbart, qui a renouvelé en Allemagne de nos jours la philosophie de Leibniz, a insisté avec raison sur ce côté réaliste de sa doctrine. Kant au contraire, dans ses Fondemens métaphysiques de la physique, semble avoir voulu construire la nature avec la notion pure de force. Il imagine deux forces élémentaires, l’attraction et la répulsion, qui remplissent l’univers (il ne s’agit pas de monades) ; un certain composé de forces attractives et répulsives, voilà un corps ; la réunion de toutes les forces attractives, et répulsives, voilà la matière. M. de Rémusat, dans un profond écrit sur la nature de la matière, déjà ancien[1], mais encore neuf aujourd’hui, semble se rattacher à ce point de vue. C’est aussi celui qui domine dans la philosophie de Schelling. C’est là ce que j’appelle le vrai dynamisme où la notion de substance disparaît tout à fait, s’évanouit dans celle de force, et n’en est plus que la résultante. Ici, le système est complet ; mais est-il intelligible ? Qu’est-ce que des attractions et des répulsions qui ne sont pas les attractions ou répulsions de quelque chose ? Peut-on même les comprendre sans les substantialiser involontairement ? Certains philosophes de nos jours croient comprendre des mouvemens sans mobiles et sans moteurs, des mouvemens qui se promènent dans l’espace sans être les mouvemens de quelque chose, des mouvemens existant de toute éternité avant même qu’il y eût des esprits pour se les représenter. Conceptions chimériques ! disent nos dynamistes. Soit ; mais des forces sans substratum sont à peu près aussi inintelligibles.

Si donc on considère les corps, il semble que la notion de force n’en épuise pas l’idée, et que, suivant la vieille métaphysique de l’école, il faille maintenir au-dessous de la force, mais indissolublement liée à elle et se définissant par elle, enfin comme dernier résidu de l’analyse, la notion de substance.

Si maintenant nous considérons l’âme, le dynamisme rencontre des difficultés analogues et plus profondes encore. Nous accordons sans peine qu’il y a de la force dans l’âme ; nous accordons qu’en tant qu’elle agit sur le corps et qu’elle produit des effets mesurables et pondérables, elle peut être appelée force au même titre que les agens physiques eux-mêmes, car ce qui produit un même effet peut être appelé du même nom. Si je soulève un poids, je suis une force au même titre que le cheval qui fait tourner une roue ou que le levier qui soulève un fardeau. Enfin, par cela seul qu’elle est en commerce avec le corps, il faut avouer que l’âme a quelque analogie avec le corps, qu’elle est « quelque chose du corps, » comme dit Aristote. Ainsi l’âme est force à un certain point de vue ; mais l’est-elle en elle-même ? Est-ce là son essence, sa définition ? Nos

  1. Essais de philosophie, 1842, t ; X, essai IX.