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réalités les plus simples à l’intérêt et aux proportions du grand style. S’il y a un maître dans l’école réaliste, c’est assurément celui-là. Ce n’est point un matérialiste comme M. Courbet, et nous le soupçonnons fort d’être indifférent aux théories qu’on lui prête. Il idéalise au contraire, tout ce qu’il touche ; sans altérer en rien la nature, il sait la revêtir d’une suprême beauté. C’est qu’il puise cette beauté dans les profondeurs de la réalité elle-même, dans un sentiment presque religieux de l’harmonie paisible qui règne entre l’homme et la nature. Son tableau de cette année, la Falaise, ne contient qu’un seul personnage, et c’est presque un poème. Du plus haut sommet d’une falaise, à côté d’une échancrure profonde, qui laisse apercevoir une plage argentée par les brisans, on découvre un vaste horizon d’eau bleue, bordé au loin par la silhouette vaporeuse d’une île ou d’un promontoire. Une pauvre paysanne est là qui contemple cette immensité. Elle tourne le dos au public et ne se doute guère qu’on la regarde ; immobile, couchée sur le ventre, ses deux jambes nues traînant par terre, elle s’accoude sur le gazon au bord même du précipice. Ses écheveaux de laine traînent à côté d’elle ; elle a interrompu son ouvrage pour méditer vaguement. On ne voit pas son regard, mais on le sent ; sa grosse tête carrée se découpe sur l’horizon, coiffée d’un bonnet blanc ; son visage hâlé, aux traits grossiers, à la forte charpente, se présente de profil perdu, largement dessiné en quelques traits rudes et primitifs, comme un bloc de granit resté à l’état d’ébauche ; son corps lourd et naïf à la large encolure, à la carrure compacte, s’étale tout de son long dans la posture la plus naturelle et la plus dénuée de coquetterie, sous les plis épais d’une casaque de tricot et d’une grosse jupe de laine. Peut-être quelques morceaux de cet accoutrement manquent-ils un peu de relief et de précision ; ce qu’il y a de certain, c’est que jamais figure humaine de cette dimension n’a été résumée plus sobrement, en traits plus larges et plus simples. De là vient cette grandeur d’aspect qui surprend dans un sujet si modeste. Cette sobriété des lignes, cette simplicité des plans, cette ampleur du modelé, quelquefois défectueux, mais toujours imposant, nous ramènent bien loin dans le passé, à l’art égyptien de l’époque primitive. A voir cette paysanne couchée qui regarde la mer, on se prend à songer à la silhouette colossale du sphinx qui regarde le désert. Comme lui, elle est le seul acteur de la scène et elle fait partie de la nature, dont elle semble interroger l’éternel mystère.


V

Le réalisme ainsi compris touche de bien près au paysage, et c’est peut-être pour cela que notre école de paysage est aujourd’hui