Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 3.djvu/741

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

civile, un patriotisme, des plus chauds pourtant, une émotion grave et contenue qui n’ôtait rien au charme de la plus aimable hospitalité. Tous ces hommes avaient le sentiment qu’ils travaillaient à un bel ouvrage ; ils façonnaient la pensée d’une nation jeune, éblouie de ses propres espérances, assez fière déjà pour priser les grandeurs de l’esprit plus que celles de la matière. Ce sentiment respirait dans la gravité presque auguste d’Emerson, dans l’olympienne douceur de Longfellow, dans la grâce de Lowell, dans l’esprit de Holmes, dans l’ardeur d’Agassiz, qui avait apporté à l’Amérique, avec l’art d’observer, une passion scientifique insatiable.

Sumner était l’objet d’un grand respect dans ce cercle, où il aimait à dérober quelques heures à la politique ; mais la campagne présidentielle était commencée, et le sénateur du Massachusetts ne pouvait pas ne pas y prendre sa part. Je l’entendis parler un soir à Faneuil Hall devant 2,000 personnes. Il compara les programmes du parti républicain et du parti démocratique, évitant de parler des personnes et se tenant dans les idées générales. Il y avait des noirs dans l’assistance : ils étaient suspendus à la parole de celui qu’ils regardaient comme leur libérateur, leurs yeux vitreux suivaient tous ses gestes, ils écoutaient, comme des enfans, sa parole grave, qui semblait frapper des coups répétés et retentissant.

Quelques semaines après, je retrouvai M. Sumner à Washington, ; c’est lui qui me conduisit chez M. Lincoln, à la Maison-Blanche et chez M. Seward. Je restai assez longtemps dans la capitale pour me convaincre que le président avait pour le sénateur du Massachusetts les sentimens d’une grande déférence. Il ne se laissait pas volontiers aller devant lui à ces saillies qui au reste ne lui servaient d’habitude qu’à fermer la bouche aux indiscrets et aux importuns. Il laissait voir plutôt la tristesse, qui était le fonds naturel de son caractère ; son bon sens un peu inculte demandait des leçons en même temps qu’il donnait des conseils. Sumner, est-il nécessaire de le dire ? avait des ennemis nombreux et ardens ; M. Lincoln ne se livrait pas au plaisir dangereux d’affaiblir un des soutiens de sa cause. Sa bonté finit par fondre les premières craintes de Sumner ; leur ton d’esprit était tout différent, mais leur alliance, fondée sur un respect réciproque, devint enfin une véritable amitié. M. Seward était d’humeur un peu ironique ; lorsque Sumner me fit l’honneur de me conduire chez lui, nous le trouvâmes, comme d’habitude, enveloppé d’un nuage de fumée. La conversation, d’abord un peu gênée, s’anima bientôt ; elle tomba sur le chapitre de l’Alabama, et des lettres publiées sur ce sujet dans le Times par Historiens. Sumner s’étendit longuement, sur les précédens cités par cet écrivain et opposés aux États-Unis. « Il est quelquefois bon, lui répondit