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la veille, comme c’était la règle ; ce jour-là, après le dîner, le général, qui d’ordinaire rentrait tout de suite dans sa tente, me fit l’honneur de me demander de faire avec lui une petite promenade. Le soir était presque venu, on était au mois de janvier. « Vous m’avez apporté une lettre de Sumner, me dit-il ; je ne m’occupe point de politique, mais on écrit dans les journaux que j’appartiens au parti démocratique. Vous pouvez dire à Sumner que je suis avant tout le serviteur de l’Union et du gouvernement, que je n’ai pour ses amis et particulièrement pour lui que de l’estime. Il fait sa besogne au sénat, je fais la mienne, comme je puis, ici, et bientôt, je l’espère, nous entrerons dans Richmond. » Le parti démocratique fondait alors de grandes espérances sur Grant et méditait de l’opposer quelque jour à Lincoln. Ces quelques mots, prononcés avec la plus grande simplicité, me touchèrent plus qu’ils ne me surprirent ; j’étais confus de recevoir une marque de confiance d’un homme si avare de paroles. D’abord froid, avec une sorte de timidité contractée dans les solitudes de l’ouest, austère dans sa vie, dans son costume, l’infatigable, l’impassible Grant est resté dans ma mémoire avec tous les signes du commandement, comme une volonté vivante, tenace, inexorable, un de ces hommes sans faiblesse et sans plis qui sont faits pour terminer une guerre civile, trop profondément imbu des sentimens de sa race pour songer à la terminer autrement qu’au profit de la loi. L’heure du triomphe approchait ; mais la victoire même ne pouvait plus effacer dans l’âme naturellement bénigne de Lincoln le souvenir de tant d’angoisses, de tant de douleurs, de sang versé ; la mort vint le délivrer et le prendre sur ce sommet où l’avait porté la fortune. Dès que Lincoln fut frappé, on alla chercher Sumner ; il assista à la lente agonie, et peut-être regretta-t-il d’avoir quelquefois douté de celui qui avait été choisi pour être le martyr de l’Union.

Sumner se fit dans le sénat l’exécuteur testamentaire de Lincoln ; il devint, pour ainsi dire, le chef du parti républicain, et son influence, alors prédominante, triompha de celle de Johnson, élevé de la vice-présidence au pouvoir suprême. Ses efforts se concentrèrent sur deux points après la fin de la guerre, la réorganisation des états du sud, les négociations avec l’Angleterre. Les états du sud étaient occupés militairement, leurs constitutions particulières naturellement mises à néant ; la constitution fédérale avait été révisée suivant les formes indiquées par cette constitution même, et l’esclavage avait été à jamais aboli. Il s’agissait de ramener les états vaincus de la condition de territoire conquis à celle d’états fédéraux, jouissant de tous les droits constitutionnels, capables d’être représentés au sénat et au congrès, dotés de constitutions particulières