Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 3.djvu/766

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

a l’humeur altière, la repartie sèche et dure, l’esprit quelque peu égaré. Dans une lettre au grand Frédéric, Voltaire a raconté très agréablement, mais non avec la précision et la sûreté d’informations du duc de Luynes, qu’un matin, avant le réveil de ses femmes, Adélaïde sortit de son appartement, et déjà était dans une galerie du palais lorsqu’elle fut arrêtée. Elle s’était habillée sans bruit, avait pris quatorze louis dans sa poche, et allait se mettre à la tête de l’armée : la princesse avait résolu de battre les Anglais, d’amener leur roi aux pieds de son père. Pour écuyer, elle avait jeté les yeux sur un garçonnet de douze à quinze ans qui gardait les ânes, sur lesquels montaient parfois les princesses dans le parc de Lagny. La gouvernante, Mme de Tallard, très vexée au fond, feignit de rire avec le roi de cette escapade. L’opposition aux desseins d’Adélaïde, loin de la calmer, l’exalta. Elle rêva des Anglais nuit et jour, au cavagnole de la reine comme aux heures d’étude où elle lisait l’histoire sainte. Le personnage de Judith lui révéla les moyens d’accomplir sa mission : ce fut le premier fruit de son éducation chrétienne. Elle confia donc qu’elle avait trouvé le moyen de détruire les Anglais. Lequel ? « Je demanderai aux principaux de venir coucher avec moi ; ils en seront sûrement fort honorés, et je les tuerai successivement. » Le duc de Luynes assure qu’elle n’entendait pas ce qu’elle disait (elle avait onze ans), et qu’on ne jugea pas à propos de le lui faire entendre davantage. Les croyans de la décadence qui l’entouraient allèrent jusqu’à taxer de bassesse et de cruauté un pareil sentiment. « Cela intéresserait ma conscience, » fit en se redressant l’enfant de France.

Le roi mena bientôt ses filles à l’Opéra. Elles y parurent pour la première fois le 7 janvier 1744 avec leur père ; à côté d’elles, dans une autre loge, étaient Mme de Châteauroux et sa sœur. Le public fut choqué du contraste ; on le comprendrait aujourd’hui, on le comprend moins à cette époque. Outre que Mme de Châteauroux n’était pas une créature de l’espèce de la Pompadour, pour ne pas descendre jusqu’à la Du Barry, il est bien connu qu’alors les plus honnêtes gens, je ne dis pas seulement les gens du bel air, ne faisaient point difficulté de se montrer en public avec leurs maîtresses. Sur ce chapitre, Louis XV, qui savait son monde, ne prit jamais la peine de rien cacher à ses enfans. Marie Leczinska évitait de laisser paraître son déplaisir et ne souffrait point que le dauphin ou ses sœurs manquassent d’égards à la favorite. L’honnête marquis d’Argenson lui-même ne s’élève contre les maîtresses royales que parce qu’elles se mêlent de vouloir diriger l’état. Dès qu’il ne s’agit plus du roi, il prêche une morale douce et facile qui, en quelques mots assez naïfs, en apprend plus long que bien des livres sur le XVIIIe siècle : « que les particuliers se confient à une maîtresse qu’ils croient