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matière et le mouvement. C’était dire, la matière elle-même n’étant que la substance étendue, que tous les phénomènes sont géométriques et mécaniques, et que tout ce qui n’est pas géométrique ou mécanique est pure fiction de l’entendement, superstition scolastique, jargon et non-sens. La physique, jusque-là sous la domination d’Aristote, s’était surtout occupée des qualités. Avec Descartes et Galilée[1], la physique se préoccupa surtout de la quantité ; elle devint de plus en plus la mesure des phénomènes. A la voix de Descartes, les vieilles qualités occultes du moyen âge s’enfuirent comme des ombres qui craignent le jour. Les formes substantielles, les accidens réels, les antipathies et les sympathies, je ne sais quels monstres scolastiques qui formaient un monde dans le monde, et dont se repaissait l’imagination alourdie des vieux docteurs en même temps que l’imagination aventureuse des illuminés et des charlatans, de telle sorte qu’aucune limite précise n’avait pu être fixée entre la physique et la magie, — tous ces agens mystérieux, équivoques, produits bâtards de l’abstraction et du rêve, furent exorcisés, et la science dans sa vraie idée s’empara pour la première fois des esprits.

Cependant, si la physique de Descartes était dans la vraie voie en substituant des notions claires à de pures abstractions, elle s’en éloignait d’autre part et restait dans les voies de la science d’imagination par le peu d’attention qu’il donnait aux phénomènes particuliers. Il avait raison de croire que la physique devait devenir géométrique et mécanique ; mais son erreur était de commencer par là. Avant de réduire les phénomènes à la quantité, il faut les connaître tels qu’ils sont, et la simplicité des ressorts se cache pour nos sens sous la complexité infinie des effets. Ce sont ces effets que Descartes n’avait pas eu le temps d’étudier, construisant tout a priori à la manière des anciens sages. De là la fragilité de sa construction ; de là la chute de cet édifice magnifique, dont il ne subsiste aujourd’hui que quelques débris admirables qui défient l’outrage du temps.

L’erreur de Descartes avait été le dédain de l’expérience, et par suite la simplification prématurée des causes. Le progrès de la science se fit donc nécessairement en sens inverse : la méthode expérimentale, plus précise, mettant en relief la différence des phénomènes, dut nécessairement ramener, la diversité des causes, et, comme il était trop tôt pour avoir recours à des explications mécaniques, très discréditées d’ailleurs par l’abus des cartésiens, ces causes durent être considérées comme autant de qualités de la

  1. Nous ne nous engageons pas dans la question historique de savoir dans quelle mesure ces deux grands génies ont contribué à cette révolution. Voyez sur ce point le savant travail de M. Ch. Thurot sur l’Histoire du principe d’Archimède.