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neaux de déplacement, des navires de 98 mètres de longueur, — de savoir si nous allons consacrer à chacun d’eux de 10 à 11 millions, et livrer à l’inconnu de la guerre sous-marine ces coûteux engins que la torpille pourra détruire d’un seul coup, — ou bien si, désertant cette voie ruineuse, il ne serait pas à la fois plus sage et plus prudent de renoncer à une protection inefficace et partant dangereuse. Cette question, beaucoup de bons esprits en France et hors de France l’ont résolue par le décuirassement. Le décuirassement apparaît aujourd’hui comme la conséquence inévitable de la puissance croissante du canon. Peut-être, avant que les navires en cours de construction ne soient achevés, cette conséquence va-t-elle s’imposer par l’initiative des autres puissances maritimes, ou d’une seule d’entre elles, et dès lors n’y aurait-il pas pour la France honneur et profit à fournir ici l’exemple d’une initiative hardie que la prudence et l’économie conseillent, comme elle a fourni un exemple moins conforme à son génie et à ses traditions militaires, l’exemple du cuirassement[1] ? »

Quoi qu’il en soit de la justesse de ces prévisions, la question reste encore pendante, et nulle nation européenne n’a pris les devans dans cette voie ; mais nous allons voir qu’au-delà de l’Atlantique une nation dont l’esprit pratique et le génie profond n’ont rien à envier aux peuples de l’ancien monde n’a pas suivi leur exemple, n’a point partagé leur entraînement, n’a jamais eu en un mot de flotte de combat cuirassée proprement dite, et a pris ainsi et peut revendiquer à juste titre pour sienne l’initiative que proposait à la France, comme conforme à son génie et à ses traditions militaires, le commandant actuel de notre escadre cuirassée. Il y a plus, cette abstention a été strictement pratiquée par la nation dont nous parlons malgré les plaintes en apparence les mieux fondées, les conseils et les réclamations en apparence les plus sages et les plus légitimes de ses hommes de mer les plus expérimentés, et alors que sa marine de commerce, c’est-à-dire l’ensemble des intérêts nationaux engagés sur l’Océan, est la seconde du monde, et ne le cède en importance qu’à celle de l’Angleterre. Cette nation, on le devine, c’est la république des États-Unis. Donné par un peuple aussi jaloux de sa grandeur qu’habile à développer les élémens sur lesquels elle se fonde, un tel exemple peut avoir une influence décisive dans la question qui à tant de titres intéresse l’avenir des marines européennes ; mais avant de rechercher les motifs d’une abstention, d’une réserve si extraordinaire, il convient d’établir qu’elle est bien la conséquence d’un parti-pris, d’un système mûrement arrêté.

  1. La Question du décuirassement, par M. le vice-amiral Touchard.