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chrétiens venaient visiter leurs ennemis dans leurs tentes, dans leurs élégans palais à voussures légères, aux pans de mur historiés d’enluminures. On devisait. C’étaient de longs échanges d’idées et surtout de chansons. Dès l’origine du siècle, au siège de Calcanassor, un pêcheur, exhalant sa plainte sur le rivage de la mer, chantait la ruine de la ville en strophes où l’arabe se mêlait au provençal. De l’espagnole Valence à Toulouse, le provençal, — ce dérivé du latin avec son amalgame d’élémens gothiques, — formait la langue populaire, la langue d’oc, dialecte harmonieux, pittoresque, étincelant de vibrations mélodiques, et dont les mille consonnances appelaient la rime et ses entre-croisemens ingénieux : tout cet art et tout cet artifice qu’on retrouve au fond de la poésie orientale et de toutes les poésies dont le mérite est d’agir sur les sens par le charme et la suavité du nombre plutôt que sur l’âme par la sincérité du mouvement et de l’expression. Émerveillés de tant de belles choses qu’ils avaient vues, de tant de contes qu’ils avaient ouïs d’une oreille avide, doucement bercés aux rhythmes inoubliables des Gazels, ensorcelés de tant d’images fantastiques, — palmiers sacrés, jardins paradisiaques, perroquets crêtes de saphirs, d’émeraudes et de rubis, et distillant par leur bec le miel des sentences divines, — nos chevaliers, rentrant au gîte, n’eurent rien de plus pressé que d’inventer dans leur propre langue des enchantemens du même genre et capables d’émouvoir et de passionner le cœur de leurs dames. Créer la gaie-science, propager par monts et par vaux cet art de suprême culture : grave et délicate besogne qui ne pouvait être menée à bien qu’avec le temps.

Qui dit troubadour ne dit pas improvisateur ; entendons-nous, il ne s’agit pas simplement d’accorder sa lyre et de s’abandonner à l’exaltation du moment : l’art du troubadour est un art compliqué, hérissé de difficultés musicales particulières, une harmonie, une science qu’il a lui-même apprise des Arabes, et dont il va transmettre le secret à l’Italie dans les sonnets et les chansons de Pétrarque. Vouloir creuser entre les troubadours les différences qui distinguent entre eux les poètes, essayer de les caractériser comme on étudie Dante, Arioste ou Tasse, serait perdre sa peine. Ils se ressemblent tous, se répètent et n’ont aux lèvres qu’un seul refrain. J’ai dit quel était ce thème : il aima et rima ; j’en sais un pourtant au sujet de qui on pourrait ajouter : il souffrit, guerroya et finit par se réfugier dans un cloître, mais simplement pour y mourir. C’est Bertrand de Born.

À ce nom, tous vos souvenirs de l’enfer dantesque se réveillent :


Je le vis et le vois encore de mes yeux
Comme les autres gens de ce cortège affreux ;