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dont s’ébranlent tous les échos de la montagne ; puis, une fois descendu à travers champs, à peine a-t-il parcouru trois cents pas qu’il se modère : vraie image de ces natures du midi aussi promptes à l’apaisement qu’à la colère. Vous le voyez alors, au soleil matinal, filer doucement entre les rares végétations de ses rives pierreuses et s’éloigner, limpide et gai, ne conservant de sa folle incartade que çà et là quelques flocons neigeux qui dansent à sa surface d’émeraude comme des alcyons de mer.

Ce pays escarpé, ravagé, ce coin de terre farouche, à la Salvator, évidemment la nature ne l’avait point fait pour être le cadre d’une idylle. Un Alighieri, sauvage, émacié, traînant sa longue soutane parmi ces décombres et rêvassant de l’enfer et du purgatoire au bruit qui gronde, à la bonne heure ! mais ce brillant troubadour, ce galantin moitié chevalier, moitié chanoine, et cette noble dame de poésie et de beauté, quel théâtre pour leurs concetti que ces ruines d’un Colysée de Titans !

Ils s’y rencontraient cependant ; ils y vécurent les rapides heures du bonheur, et telle est l’action que certains personnages et certains sites exercent les uns sur les autres, telle est la force indissoluble de ces hyménées consacrés par le temps et par l’imagination des hommes, que ce contraste entre le caractère de la légende et sa mise en scène ne surprend personne ; nul visiteur ne l’aperçoit, et nous ne saurions pas plus nous figurer Pétrarque et Laure sans Vaucluse que nous représenter Vaucluse sans Pétrarque et sans Laure. Au pied du rocher, dans l’endroit le mieux abrité du soleil et des grands vents, s’élevait l’ermitage du poète ; au jardin, fruits et fleurs abondaient, les roses surtout y poussaient en quantité à l’intention de la divine reine. Dans la maison, fraîche l’été, chaude l’hiver, et de la cave au grenier bien pourvue, toutes les aises d’un aimable épicurien partageant les principes d’Horace. « Vous me connaissez, je n’ai jamais été ni pauvre, ni riche. Les richesses augmentent nos besoins, nos appétits, et nous conduisent ainsi à la pauvreté. Quant à moi, j’ai toujours eu soin de pratiquer le contraire : plus je possède, plus mes désirs sont modérés ; mais que je ne m’avance pas trop, car peut-être bien ferais-je comme les autres, si quelque immense héritage m’arrivait[1]. »

En attendant, il était un des heureux du siècle ; cet ermitage de la Sorgue, c’était là qu’il faisait bon vivre entre l’étude et les enchantemens de la nature. Je me le figure à cette époque, une manière de Jean-Jacques à Montmorency, philosophant par les bois, quand tout à coup au premier trille d’un rossignol il s’arrête court,

  1. Lettre au père Dionigi (Familiares).