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homme autour duquel il se menait un si grand bruit de renommée, la dame de Noves le retrouvait comme transfiguré, — les rois et les empereurs se disputaient sa présence. Clément VI l’appelait à toute heure, le consultait, — ce Pétrarque était son amant, son vassal ; ce laurier qu’il promenait fièrement parmi les foules et qui seyait si bien à ses nobles traits, il ne l’avait tant recherché que pour le déposer aux pieds d’une femme, la seule dont sa pensée fût occupée, elle, Laure de Noves, enviée de toutes et de tous ! Gloire dans le présent, immortalité dans l’avenir, quelle grande dame, à ce prix, n’aimerait un gnome ? Et Pétrarque était beau non pas seulement par la grâce et l’harmonie de sa personne, mais par le rayonnement qui s’en dégageait. On dit : heureux comme le succès ; c’est beau comme le succès qu’il faudrait dire. Cette beauté-là, Pétrarque ne l’avait pas toujours eue ; mais aussi, dès qu’elle lui vint, Laure l’aima. Rigueur, insensibilité, pruderie, vains remparts contre ce démon d’orgueil qui souffle du dedans et démolit nos propres forteresses ! La mysticité s’attendrit, l’idéal toucha terre, en un mot, ces amours qui n’avaient jusqu’alors été qu’un accord prolongé d’ut majeur commencèrent à moduler sur des tons moins paradisiaques ; serait-ce vrai que le moment psychologique ait jamais existé ? Chi lo sa ? Je ne voudrais jurer ni pour ni contre ; mais s’il y eut en effet un moment psychologique, c’est là, vers cette période de 1341 à 1347, que je le placerais.

Hormis au château de Sade, où Pétrarque ne se montrait pas, elle et lui se rencontraient partout. Ce voile attirait ce laurier. La dame était-elle en visite chez une amie, aussitôt, comme par hasard, le poète arrivait, ne quittant la place qu’au départ de Laure. Ces joyeux banquets, où l’on s’asseyait l’un près de l’autre, ces fêtes nocturnes en plein air, si fréquentes sous le beau ciel de Provence, per amica silentia lunœ, ces cours d’amour avec leurs libertés imprescriptibles, tout, jusqu’aux cérémonies de l’église, conspirait à leur ménager des rendez-vous ! À Vaucluse, on avait désormais bien d’autres soins que l’étude, les muses y vivaient fort délaissées. L’ingrat, oubliant tout dans son bonheur, les appelle « ces vieilles filles. » Quand la divine dame ne pouvait descendre au vallon, il montait sur la hauteur, voir s’il ne la trouverait pas chez l’évêque de Cavaillon, son ami Philippe de Cabassole, un bien saint homme pour la pratique des vertus faciles. Un jour que Pétrarque et Laure se promenaient secrètement dans ses jardins, ils le rencontrèrent au détour d’une allée et s’agenouillèrent, lui demandant sa bénédiction. Le pieux prélat cueillit deux belles roses au prochain buisson, bénit avec ces roses l’heureux couple, donna l’une à Laure, l’autre à Pétrarque, et s’éloigna, continuant à rimer un sonnet qu’il lut au mari le lendemain.