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passent ainsi la mort de main en main, comme ces coureurs de Lucrèce qui se passaient les flambeaux de la vie. La peste d’Avignon, comme la peste de Florence, eut de ces épouvantemens qui ne sortent plus de la mémoire d’un peuple. On ne rencontrait par les rues que moines et pénitens. Bientôt les fossoyeurs manquèrent et les sonneurs aussi ; les cadavres encombraient les places publiques, ou chez eux, dans leur lit, attendaient la porte ouverte et la maison vide. Parmi les survivans, quelques-uns s’enfermaient, se calfeutraient ; mais quand le plus grand nombre s’aperçut que prières ni jeûnes, ni castigations, n’agissaient, que le fléau ne faisait au contraire qu’étendre ses ravages, alors on changea de thème : mourir pour mourir, autant se tenir en liesse, et les broches recommencèrent à tourner. On se remit à vivre éperdument. Il y eut galas et bombance dans les châteaux de la Sorgue et du Rhône, il y eut même des cours d’amour. Clément VI institua des maisons d’asile pour les pauvres, paya les médecins, pourvut aux sépultures, fit de son mieux pour l’assainissement, après quoi, très prudemment, il s’embastilla dans son palais, ne laissant âme qui vive aborder son retrait où de grands feux flambaient jour et nuit pour chasser le mauvais air : papa inclusus camerœ, habenti ignes magnos, nulli dabat accessum.

Laure n’était point de celles que le péril effraie et démonte. Elle avait la résistance du reseau, comme elle en avait la flexibilité charmante. Fiez-vous à ces organisations pensives, délicates, sobres de propos et de gestes, leur silence est recueillement, leur gracilité cache la force ; elles ont en dessous des réserves qui vous étonneront à certaines heures. Laure avait continué d’habiter Avignon ; elle y voyait ses amis, fréquentait les églises et portait secours aux malades. On la rencontrait dès le matin par la ville ; derrière elle marchaient des gens chargés de provisions qu’elle faisait déposer sur le seuil des maisons pestiférées. Elle passait comme une bénédiction, comme un parfum, semant partout l’odeur des aromates dont elle se munissait comme d’un préservatif. Chacun la connaissait, la vénérait. Un jour, au sortir de la messe, elle s’approchait du bénitier, une pauvre femme qui se trouvait là lui tendit son doigt qu’elle venait de mouiller dans l’eau sainte, et Laure qui s’était dégantée pieusement toucha ce doigt. En temps de peste, une imprudence peut coûter cher ; Laure paya celle-ci de sa vie. Rentrée au logis, elle eut la fièvre, vomit le sang ; ainsi débutait l’affreux mal. La dame de Noves comprit qu’il ne lui restait pas trois jours à vivre ; elle se mit au lit, accomplit toutes ses dévotions, dicta son testament, et, quitte envers ce monde, envisagea doucement le ciel, dont elle connaissait déjà les voies. Chose remarquable et qui nous