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je la trouvai seule. Elle me dit que sir Robert Peel venait de la quitter et qu’il lui avait parlé avec un abandon, inusité chez lui, de sa situation personnelle, de ses projets, de ses espérances. Jamais, à aucune époque de sa carrière, il ne s’était senti plus puissant, plus sûr de la confiance royale, plus maître de son parti, du parlement et du pays; mais qui, même parmi les plus sagaces, peut pressentir tous les secrets du lendemain? Peu de semaines après, les assises en apparence inébranlables d’un pouvoir si noblement conquis, si noblement exercé, s’étaient effondrées à jamais.

L’Irlande, sujet pour l’Angleterre de tant de soucis comme de tant de remords légitimes, fut la cause, bien innocente cette fois, de la nouvelle crise. En 1845, la maladie des pommes de terre s’y manifesta avec une intensité effroyable, et en quelques semaines la fortune du cultivateur, la nourriture du grand nombre, le revenu du propriétaire, la matière imposable pour l’état, tout fut menacé à la fois dans le présent et plus encore pour un avenir prochain. En attendant le subside de 200 millions de francs que le gouvernement devait demander éventuellement au parlement, il était évidemment de toute urgence de multiplier, par tous les moyens, l’introduction des denrées alimentaires et de suspendre le prélèvement de tous les droits qui pouvaient tendre à les renchérir. Nous n’avons point à rappeler ici les motifs, fort respectables de part et d’autre, du grave dissentiment qui s’est élevé alors dans le cabinet de sir Robert Peel. Le premier ministre crut l’occasion favorable pour porter le coup mortel au système de la protection agricole, très vivement attaqué en dernier lieu. Seuls dans le conseil, lord Aberdeen, sir James Graham, M. Gladstone et M. Sydney Herbert passèrent pour s’être rangés à son avis. La majorité de ses collègues au contraire, sous la conduite de lord Stanley, en acceptant la suspension temporaire de tout droit d’entrée sur les céréales, se considérait comme engagée d’honneur à maintenir en principe les corn laws, qui avaient été précisément leur cri de guerre dans les dernières élections. Aussi après de longues discussions et de stériles ajournemens le cabinet, scindé en deux, n’eut-il en définitive d’autre ressource que de porter sa démission à la reine, alors à Osborne. La nouvelle fut aussi imprévue pour les personnes habituellement bien informées que pour le public lui-même. On raconta à cette occasion que lord Stanley, dont la joyeuse humeur survivait à toutes les crises, mais résistait moins à la tentation de placer avec plus ou moins d’à-propos quelque plaisante saillie, se trouva en quittant le cabinet de la reine face à face avec l’évêque d’Oxford, qui était au moment d’y être admis. Tous les ministres s’étaient formellement promis le secret jusqu’au lendemain, mais lord Stanley prit ses collègues à témoin qu’il dirait