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auraient pu succomber d’une fin paisible et naturelle aussi sûrement que de la mort violente qui a entraîné tant de ravages avec elle. L’Angleterre est la terre classique des compromis entre ce que le passé a consacré et ce que le présent réclame. Du sein des discussions les plus passionnées, on voit toujours surgir lentement, mais infailliblement, une marée irrésistible de raison, de bon sens, de sage patriotisme, devant laquelle tous les obstacles disparaissent. Comment un politique aussi sagace, aussi expérimenté, aussi profondément national que l’était sir Robert Peel s’est-il laissé entraîner dans un écart pareil contre les usages et les traditions si exemplaires de son pays? Toute l’affection que j’ai portée à sa personne, toute la vénération que j’ai vouée à sa mémoire, ne sauraient m’aveugler sur l’erreur inconcevable de cette période critique de sa carrière. Le vertige du premier rang et les fébriles entraînemens qui en sont la conséquence trop ordinaire ont-ils en effet troublé l’équilibre de ces facultés si éminentes et si aguerries aux vicissitudes de la haute politique? Cédant à une certaine timidité de tempérament que lui ont trop reprochée ses adversaires, sir Robert Peel a-t-il encore une fois, comme dans la question irlandaise, exagéré outre mesure un danger incontestable? S’est-il, comme le lui ont également reproché ses détracteurs, efforcé de combiner avec le titre assez éminent de chef de l’aristocratie territoriale et de tous les intérêts conservateurs de l’Angleterre le renom d’un réformateur radical? Ou plutôt, car c’est l’explication la plus plausible et celle que les renseignemens confidentiels du moment ont le plus confirmée dans mon esprit, a-t-il sincèrement cru d’abord qu’il ferait partager à la grande majorité de son parti, avec lequel il n’a jamais vécu dans une intimité suffisante, les ardentes et patriotiques convictions qui s’étaient emparées de lui? N’a-t-il pu enfin constater ses mécomptes qu’après s’être précipité lui-même, d’une façon irrévocable, dans la voie de perdition? Quoi qu’il en soit, il me paraît incontestable que, si des hommes comme sir Robert Peel se doivent au service de leur pays, ils sont tenus de ménager soigneusement les conditions élémentaires de leur influence. Sous un régime comme celui de l’Angleterre, ils ne sauraient prétendre à exercer sur les affaires publiques une action sensible en dehors de l’appui et de la confiance d’un des deux grands partis entre lesquels se divise l’élite politique, sociale et intellectuelle du pays; mais une confiance pareille est-elle trop chèrement achetée au prix des ménagemens les plus ordinaires? Peut-elle encore être sérieusement revendiquée quand tout souci pour l’intérêt, pour les convictions, pour l’honneur même de ces illustres agrégations de notabilités individuelles est ouvertement répudié?

Comme sir Robert Peel me l’avait fait espérer dans sa gracieuse