Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/319

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lettre d’adieu, je m’étais flatté que les loisirs dont il allait disposer me permettraient des rapports plus fréquens avec lui, et dans le principe il en fut ainsi. L’intimité que les dernières années avaient établie entre nous subsistait, les sentimens avec lesquels j’avais été témoin de la catastrophe ne pouvaient être douteux à ses yeux, et la contrainte inévitable des entretiens diplomatiques avait seule disparu. Je compterai parmi les heures les plus agréables et les plus profitables de ma vie celles qu’il me fut encore donné de passer auprès de lui ; mais un premier incident regrettable vint bientôt les restreindre et des calamités nouvelles y mettre un terme. Le cabinet libéral, et lord Palmerston non moins que ses collègues, étaient rentrés aux affaires, j’en demeure convaincu, avec la sincère volonté de maintenir, sinon la même étroite amitié entre nos deux cours qui avait prévalu sous leurs prédécesseurs, du moins des relations d’une entière bienveillance ; mais les circonstances furent plus fortes que les bonnes dispositions réciproques. Il ne dépendait au fond ni de l’un ni de l’autre gouvernement d’écarter de la politique de notre temps une question d’une difficulté, d’une délicatesse extrême, celle du mariage de la reine Isabelle d’Espagne, qui en effet, quand il eut lieu, amena entre les deux cours un assez sérieux refroidissement. Sir Robert Peel et lord Aberdeen ne donnèrent absolument raison ni absolument tort soit aux uns, soit aux autres ; mais ils déplorèrent la persistance que mettaient lord Palmerston et ses agens à envenimer sans cesse le dissentiment, et ils s’appliquèrent de leur mieux à le concilier. Malgré la grande latitude que permettent à cet égard les usages de la société anglaise, notre ambassade éprouvait quelques scrupules à aggraver encore le différend en multipliant, dans de semblables circonstances, ses rapports avec les ministres en retraite ; toutefois je ne cessais de voir souvent sir Robert Peel, et j’avais soin de me rendre à toutes ses invitations. Je conserverai le souvenir ineffaçable d’un grand dîner chez lui vers le milieu de l’année 1847. Le repas fini, et, les dames s’étant retirées les premières selon un ancien usage conservé encore aujourd’hui en Angleterre, je me trouvai assis à côté de lui. Notre entretien porta dès l’abord sur la situation générale de l’Europe, sur l’état intérieur de la France, que l’ancien premier ministre envisageait avec une trop prophétique anxiété. Il me parla surtout des écrits de M. Louis Blanc, qu’il avait fort attentivement étudiés, et me demanda quelles en étaient, dans notre pays, l’influence et la portée. J’exprimai l’espoir que de pareils appels à la révolte contre les conditions ordinaires, inévitables de toute société civilisée, ne sauraient jamais, dans des populations aussi intelligentes que les nôtres, faire beaucoup de dupes ou beaucoup de victimes. Sir Robert Peel m’écoutait fort attentivement, dans la pensive attitude qui lui était